Ils sont disséminés sur la pelouse, alanguis dans leurs chaises longues, s’invectivant sans entrain à voix basse, assoupis, ankylosés, vaincus par le soleil qui « comme la mort ne se peut regarder en face »
Noé a déjà fixé le soleil, et le fait encore, tandis qu’il s’éloigne vers la partie basse du jardin. Il aime à s’éblouir physiquement. N’en perd pas la vue et se demande quel est cet autre astre dont parle le moraliste.
Près du parterre de fleurs, le sol est jonché de fruits mûrs ou talés qu’on écrase parfois sans y prendre garde. Il ramasse des reine-claude des mirabelles , des abricots, en consomme plusieurs, distingue les noyaux des fruits les plus savoureux, un pour chaque espèce.
Il descend l’allée : sur sa droite, il touche les glaïeuls et giroflées, saisit une « gueule de loup », ouvre la corolle, chasse l’insecte qui s’y affaire avec entrain et referme les deux parties. En approchant du cerisier, il considère devant lui au-delà de l’avant-dernière allée transversale , l’emplacement sur lequel on a fait installer une grande piscine consistant en trois gros boudins bleus gonflables, des bouées longues de plusieurs mètres posées les unes sur les autres, avec un fond tout aussi bêtement bleu. Le bassin offre un spectacle affligeant, déparant le paysage déjà banal. Son petite soeur barbote dans ce petit bain en compagnie d’un voilier en bois auquel elle prête sa voix pour y adjoindre un moteur imaginaire.
Entre la porte menant à la cave et le mur, s’étend un espace inutilisé : terre tassée, cailloux et pierres, débris de terre cuite et de pots ébréchés, et même une petite marmite rouillée. Le désert. Avec des outils glanés dans la remise obscure, une pelle à charbon et un tisonnier, Noé entreprend de creuser la terre dure et sèche d’autant plus qu’ici on ne la travaille pas. Il l’humidifie avec le contenu d’un arrosoir rempli au bassin de caoutchouc. A une profondeur qu’il estime de cinquante centimètres, il dépose les trois noyaux, sort de la poche de son short une petite feuille de carnet arrachée où des mots sont soigneusement écrits avec des majuscules gothiques. A voix mi-haute, il lit d’un ton égal , n’osant respecter la ponctuation.
L’homme né de la femme !
Sa vie est courte, sans cesse agitée/. Il naît, il est coupé, comme une fleur /; il fuit et disparaît comme une ombre. …Un arbre a de l’espérance /: quand on le coupe , il repousse/, il produit encore des rejetons /; quand sa racine a vieilli dans la terre/, quand son tronc meurt dans la poussière/, il reverdit à l’approche de l’eau. / Il pousse des branches comme une jeune plante,/ Mais l’homme meurt et il perd sa force/l’homme expire et où est-il ?Les eaux des lacs s’évanouissent / Les fleuves tarissent et se dessèchent/ Ainsi l’homme se couche et ne se relèvera plus / Il ne se réveillera pas tant que les cieux subsisteront/ Il ne sortira pas de son sommeil.
Oh ! si tu voulais me cacher dans le séjour des morts…
Noé roule le papier en boule avec les noyaux et murmure : « C’est tout ce que je puis faire pour toi, Babylone ».
En repoussant la terre dans le trou pour la boucher, il songe qu’il ne pourra rien faire pour singulariser le lieu.
Ce sera bien assez si le grand-père ne s’étonne pas d’une grande humidité, insolite dans cette partie du jardin. Il demandera d’un air colère si l’on ne s’est pas oublié là, par hasard ?
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