Christian Bourgois, 2013, 276 pages.
Chaque fois que Holly a les idées noires, elle fait claquer dans sa tête un élastique imaginaire et pense à autre chose. Ce truc lui a été suggéré par un psychothérapeute et elle s’y est tenue. Sauf que ce matin de Noël, le procédé ne fonctionne plus si bien.
Holly s’est réveillée très tard, après un cauchemar d’où subsiste un leitmotiv « c’est comme si quelque chose les avait suivis depuis la Russie »
Ce voyage en Russie, en Sibérie plus exactement, elle et son mari Eric l’ont effectué 13 ans plus tôt, pour adopter un enfant dans un orphelinat. L’enfant, ce fut Tatiana, « Bébé Tatty », âgée de quinze ans aujourd’hui.
Noël devrait être un jour heureux, un jour anniversaire, mais Holly est poursuivie par la pensée qu’une malédiction s’est abattue sur la famille. En même temps, elle doit s’occuper de tâches ménagères urgentes ; préparer un repas de fête pour une dizaine d’invités. toute envahie qu'elle est, par de sombres évocations : cette bosse qui pousse sur la main d’Eric, les nombreux deuils qu’elle a enduré dans sa famille ( A 50 ans à peine, elle est la seule survivante), son corps mutilé qu’elle n’a jamais accepté. Holly, victime ainsi que les femmes de sa famille d’un gène défectueux, avait dû, encore jeune, se faire amputer des organes génitaux. Tatiana, l'enfant parfaite, n'a jamais vu un médecin.
Tatiana est l’enfant rêvée de Holly ; c’est un poème de Wallace Stegner « Esprit d’hiver » qui a présidé à cette rêverie exotique d’une Russie légendaire, et amené Holly à adopter un bébé, forcément magnifique, arraché au sordide d’un orphelinat sibérien.
Il est maintenant onze heures et Tatiana ne se lève pas. Lorsque elle fait son apparition, elle est bizarre, absente, pensive, ou encolérée, inatteignable, changeant tout le temps de vêtements, se réfugiant souvent dans sa chambre.
La famille et les amis auraient dû arriver, mais une soudaine tempête de neige retient tout le monde sur la route, ou à la maison. L’i-phone de Holly sonne fréquemment avec pour entrée en matière Hard-Rain-s-gonna-Fall, tragique sonnerie de téléphone. Un climat de frayeur s’installe et va crescendo envahissant toute la maison les actions et objets les plus communs.La détresse de Holly s’ exprime à travers les actions et les souvenirs les plus ordinaires aussi bien que dans ses réflexions : de la vaisselle brisée accidentellement, des odeurs bizarres pas vraiment identifiables, l’évocation de poules qui s’étripent, l’accoutrement de Tatiana (cette robe noire et ces chaussures hideuses d’où viennent-t-elle ?), ces reflets bleutés qui effraient et fascinent sur le visage de sa fille, le téléphone qui renvoie un rire enregistré, et toutes les pauvres ruses de Holly pour s’écarter d’une vérité qui pourtant la serre de plus en plus près. A travers Holly et ses divagations se fait aussi entendre la voix de Tatiana, accusant sa mère de n'avoir pas pris ses responsabilités.
Holly a écrit des poèmes autrefois, mais ne parvient plus à écrire depuis longtemps. Tatiana devait en quelque sorte remplacer cette œuvre absente; mais l'adolescente en chair et en os, pose d'autres problèmes...
C’est là un monologue, nous sommes enfermés dans la conscience de Holly. Il est judicieux que ce soit écrit à la troisième personne, pour donner un peu de hauteur.
On retrouve les métaphores préférées de Kasischke sur la neige ( Les mêmes ont pu séduire dans "Un oiseau blanc dans le blizzard"), sur la fascination opérée par le sang et la viande ( on se souvient là de " La vie devant ses yeux") et il s'agit aussi de la confrontation d'une femme avec ce qu'elle savait mais voulait ignorer. On peut y voir aussi une réflexion sur les fantasmes liés au désir d'être mère, des variations réussies sur l'angoisse de mort. un récit riche et dense avec une certaine économie de moyens.
La fin nous permet de revisualiser les diverses scènes avec un supplément de beauté tragique.