Un riche anglais, Percival Bartlebooth, ne sait à quoi employer son existence. Il est cousin du Barnabooth de Valéry Larbaud (« Les voyages de Barnabooth ») tout autant que du scribe suicidaire Bartleby de Hermann Melville. Barnabooth voyageait pour trouver une raison de vivre, Bartlby recherchait l’effacement de sa personne.
Lourd de ces héritages littéraires, persuadé que tout est prédéterminé, il décide de souligner cette absence de liberté en formant un projet complètement arbitraire pour remplir sa destinée, une contrainte de vie( qui répète le concept de contrainte oulipienne) et qui s’énonce ainsi : il apprendra l’aquarelle pendant 10 ans, ; peindra ensuite 500 marines dans 500 ports différents ; les expédiera à un artisan qui sera chargé pour chaque toile d’en faire 750 morceaux de puzzle ; reconstituera lui-même les marines ; après chaque reconstitution, enduira la surface où la peinture apparaît d’un dissolvant qui restituera à la toile sa virginitude.
Ceci implique une exigence de pureté (on comprend le prénom de Percival , et son caractère d’une « innocence mortelle ») ; faire disparaître toute trace d’une œuvre gigantesque que l’on a accomplie apparaît comme une quête d’absolu. C’est aussi une préfiguration de la mort : il n’en restera rien ; on ne laisse pas de trace.
Ce projet « ne pas laisser de trace » se rapporte chez Pérec, dont la mère fut déportée, au génocide nazi. Il y a une corrélation entre cette volonté d’effacement de ce qui fut, les disparitions tragiques qui parsèment le roman, relatées sous forme de faits divers, et le projet de détruire la race juive.
Ces projets, issus de volontés délirantes, échouent.
La mort surprendra Bartlebooth dans l’inachèvement de son œuvre destructrice, à cause de l’autre, l’artisan Gaspard Winckler, qui le trompe et a livré au moins un puzzle tronqué où il semble qu’il manque des pièces, où un « m » a été transformé en « w » son inverse. « W » c’est le Souvenir qui empêche que tout soit effacé.
La nouvelle-cadre, nous présente un autre personnage important , également peintre, Serge Valène, qui veut réaliser un tableau de l’immeuble de la rue Simon Crubellier où il vit, ( qui, dans la réalité n’existe pas, mais ce quartier du 17eme arrondissement de Paris est réel) tableau qui montrerait aussi l’histoire de l’immeuble et de ses habitants. Sa démarche est l’inverse de celle de Bartlebooth, elle témoigne de la recherche et reconstitution du passé. L’orgueil absolu de Bartlebooth (ma fin coïncide avec celle de mon œuvre) s’oppose à l’humilité de Valène pour qui la vie et l’histoire de son art le dépasse infiniment.
Cependant Valène, lui aussi, laisse œuvre inachevée : il ne parvient pas non plus à restituer chaque étape de la vie de l’immeuble.
Le roman raconte surtout le projet de Valène et en est le chantier : chaque chapitre inventorie une portion de l’espace de l’immeuble en question, les objets, les habitants et les histoires qui y sont liées. D’où le sous-titre : romans au pluriel.
Il est le résultat de contraintes formelles et précises ( 21 séries et 21 éléments doivent se combiner entre eux de manière à ce qu’aucun schéma ne soit semblable à un autre, ce qui n’est pas complètement réalisé non plus…)
Cette combinaison d’éléments apporte une certaine fantaisie dans le déploiement des récits. Ces éléments sont des séquences, des phrases toutes faites, des citations- les séries sont des « situations » des intrigues.
Pérec n’écrit pas avec des audaces ou des trouvailles au niveau de la syntaxe, du lexique, des rapprochements inédits de mots. Pas de néologismes non plus. Il a , cependant beaucoup d’idées esthétiques et éthiques. Il n’exprime sa pensée qu’en redistribuant des éléments tout faits.
Il est metteur en scène, scénariste et monteur … son art relève de l’artisanat du style. Dans « le Souvenir » le résultat, très émouvant, procède également d’un montage.
La séduction du roman procède de la manière dont les histoires fort nombreuses jaillissent apparemment de n’importe quel petit prétexte : un objet trouvé sur une marche d’escalier (l’incipit nous mène dans un escalier de l’immeuble).
Un tableau, l’expression d’un visage, un détail saugrenu.
Bien des histoires qui nous frappent et dont on attend impatiemment la suite appartiennent à la série des disparitions tragiques dont j’ai parlé plus haut : la jeune fille au pair et le bébé noyé, l’archéologue disparu dans les ruines de Lesbit, l’ethnologue qui voulait vivre l’existence de certaines tribus africaines, le double assassinat dans les Ardennes…
Le comique est fréquent aussi et apparaît par exemple dans la description de la secte « des trois hommes libres » et de leurs techniques de méditation.
On se plaît à reconnaître les insertions d’autres livres qui surgissent dans le corps du récit : Kafka y est trsè présent avec la reprise de la nouvelle « l’artiste de la faim », mais aussi le surprenant tableau cauchemardesque qui trône dans une des salles à manger, et représente les deux messieurs du Procès emportant Joseph K. vers sa fin sinistre.
Pérec excelle dans les raisonnements méthodiques absurdes à priori, et descriptions minutieuses étranges qui nous entraînent soit vers le fantastique soit vers le comique.
L’un des personnages Cyrille Altamont réfléchissant de façon morose sur le fâcheux état de ses relations conjugales écoute à la table contiguë à la sienne le dialogue d’un couple issu de la Montagne Magique de Thomas Mann ( Pepperkorn et Clawdia Chauchat) ; cette rencontre est justifiée par son état d’esprit.
Pérec ne cherche pas la vraisemblance à tout prix ; mais pour que son ouvrage ne soit pas un fourre-tout, il faut des motivations pour chaque rencontre entre l’élément de ce monde-ci et l’élément de cet autre monde qui est un autre livre.
Le procédé permet d’introduire pour notre plus grand plaisir un nombre élevé de genres littéraires ou de procédés : poésie, récit d’enquête, récit picaresque, fait divers, et bien sûr listes de toute sortes…
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