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15 juin 2007 5 15 /06 /juin /2007 12:18

Le personnage en costume bleu-nuit qui cède passage à l'aurore, membre de gauche de ce jury, avait l'air épuisé, mais avec cette avidité tranquille et patiente de ceux qui attendent leur proie. Son absence vigilante écrasait  le malheureux garçon. De tout l'exposé, de tout l'entretien il ne pipa mot (c’était réglementaire)  tout en conservant l'aspect inquiétant d'un Roderick Usher qui cherche à entraîner  quelque infortuné  dans un caveau.

 Au milieu se dressait le Président du jury, forte carrure, des traits qui évoquaient impitoyablement un chien un peu rustre mais capable de venir d'une porte infernale. A la qualité de son silence, on sentait qu'il se retenait d'aboyer. Le troisième compère, à droite, vêtu d'un blouson d'aviateur, l'œil trop bleu, la coupe en brosse, jeune , avait tout de l'officier nazi frais émoulu des jeunesses hitlériennes et conquérantes. Il ne faisait rien d'autre que d'être secoué, mécaniquement semblait-il d'un fou rire presque silencieux, dont les accès explosaient comme de petits obus. Ceux-ci ne cessèrent pas avec la fin de l'exposé, ni pendant l'entretien. Payait-on des individus pour déstabiliser des candidats au moyen du fou rire? On disait qu'un membre de jury n’était guère rétribué. Peut-être certains percevaient-ils des indemnités supplémentaires pour tenter des procédures plus intimidantes que l’ironie et l’indifférence.

 L’étudiant  décida d'être gai. Même fit-il une diversion imprévue en évoquant le quatuor " La Chasse" Mozart. L’extrait " Chasse avec le roi", au reste, n'avait rien de sinistre, l'orage était encore loin.

Las! Le Ricaneur se mit à glousser de plus en plus violemment, sans s'étrangler, c'était donc bien une feinte, Roderick à l'autre extrémité semblait devoir s'affaisser d'un instant à l'autre sur le pupitre en face de lui, tant sa pâleur augmentait, et les yeux de Cerbère s'agrandissaient et roulaient dans leurs orbites. Peut-être ce quatuor n'avait-il pas encore été composé en 1787, songea  l’étudiant égaré, et cela n'arrangeait pas son affaire!

Et de quel droit établissait- il comme une évidence que Chateaubriand aimait Mozart ?

En quelle année  le vicomte FR de Chat  évoquait-il cette première rencontre avec  l’un des derniers rois de France  devant un chevreuil abattu ? En quel lieu et dans quelles dispositions?

Comme le doute s’infiltrait en lui, il en revint à sa première idée, et termina, comme l'espérait-il, Saint-Just commence, en commentant la vanité et l'aveuglement d'une société incapable de comprendre qu'il n'y a nulle justification à l'existence de la monarchie.

Il était prêt à réclamer la tête du roi.

 L’étudiant était révolutionnaire dans le passé. Pour le présent, et même pour les années 70 déjà loin, il n'avait jamais cherché à appartenir à un groupe politique ou à un parti. Il n'y voyait aucune raison, ses intérêts personnels ne coïncidaient jamais avec ceux d'un groupe. Il aurait sans doute œuvré pour qu'il soit interdit de renvoyer les gens comme lui de leur travail, au bout de quelques mois ou d'un an, mais il ne connaissait pas de " gens comme lui".

Cependant qu'il réclamait des têtes déjà tombées (mais peut-être pas pour lui), Cerbère fulminait toujours davantage en silence et Nosferatu supportait vaillamment les ampoules électriques mêlées, à un rien de jour, pénétrant avec parcimonie dans cette salle de classe aux rideaux tirés. Mathieu était un des derniers candidats. Des cachets d'aspirine devaient être à tous les quatre leur plus secret désir non exprimé.

Pendant l'entretien, Cerbère aboya en français moderne : Pourquoi cette interprétation symbolique? Croyez-vous vraiment que Chateaubriand ait voulu dire cela?  Le jeune homme concéda que  l’écrivain probablement non, mais le narrateur certainement.

Comment, le narrateur? Quel texte avons-nous devant les yeux? Une autobiographie! Cela n'empêche, le narrateur est toujours un autre.

Finalement l'inconscient du gentilhomme breton fut convoqué : c'était ça qui parlait à travers le narrateur, malgré lui.

Puis  l’étudiant  parla de la minceur du propos dans ces deux pages. Est-ce qu'on écrit pour raconter une partie de chasse au déroulement fort banal? Il fallait qu'il y eût un propos sous-jacent. La chasse suppose une mise à mort. Celle-ci ne saurait se réduire à un chevreuil.

Eh bien bougonna le Cerbère il existe des pages sans prétention, le plaisir d'écrire, le plaisir du récit.

 Il  trouvait que ce n'était pas suffisant.

Insuffisant pour quel usage, pour quelle lecture? La sienne fut trouvée quelque peu inadmissible.

Et pourtant, il fut admis. Au moment d'arriver vers ces messieurs, il avait obtenu tous les points nécessaires. Le jury ne jugea pas la faute assez grave pour réclamer l’éliminatoire zéro. Il était rare qu'on se lance dans cette procédure. Cerbère, censé garder la porte de l'Enfer, se trompa et en livra l’accès  au malheureux candidat.


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