Djali ne tarda pas à comprendre qu’elle ne goûterait nul repos ni dans l’enclos ni dans l’étable.
Monsieur Seguin était un sanguin aux besoins illimités dont l’horizon ne dépassait guère la moelleuse toison caprine. Lorsqu’il ne plantait pas ses choux, il se plantait dans
sa chèvre et ne ménageait ni l’une ni les autres. Tant il la chérissait qu’il lui laissait peu de temps pour brouter, et la réveillait plusieurs dizaines de fois par nuit pour contenter ses
faunesques appétits. Tout le jour il la fricotait, contrariant sa nature contemplative, et son goût pour la pensée.
Souvent il la détachait, clamant qu’il était un vrai bienfaiteur, alors qu’il avait bien compris qu’elle n’avait nul intérêt à fuir, ni vers la montagne, ni vers la ville. En outre, comme il
était chiche de ses sequins, il l’envoyait paître dans un pré exigu à elle réservé, où ne poussait que de petites touffes clairsemées d’herbe rêche, âpre, un peu de chiendent,
jamais l’ombre d’un trèfle ou d’une aubépine.
Profitant d’une absence de son chèvre-pied, Djali entra dans la maison par une fenêtre, et découvrit dans le bureau de Seguin des
sanguines, crayons et fusains, ainsi que des piles de papier blanc de formats divers ; lorsque Seguin la lâchait, il se rendait dans cette pièce pour effectuer des croquis
lascifs.
Elle eut quelque mal à prélever quelques uns de ces accessoires, mais en secret, elle commença à écrire avec des crayons qu’elle coinçait entre ses dents, sur du papier, la chronique de son vécu quotidien lequel s’intitulait « Chèvre-Feuilleton » et ne manquait pas de suspense car tous les jours elle devait trouver une raison de s’isoler puis une cachette nouvelle pour son œuvre grossissante, ainsi que les moyens de la surveiller, et se plaisait à relater la moindre de ses tribulations.
Le travail n’avançait guère : sans cesse dérangée par les obscènes rengaines de Seguin, Djali peinait à distiller le parfum délicat de son style inimitable. Elle avait l’âme chevrillée au corps et besognait sans trêve.
De temps à autre, Seguin partait dans son engin volant, seconder les sauveteurs dans la haute montagne et ne revenait que le lendemain. Pendant ces absences, Djali ne savait plus où donner de la corne. Se détendre ? Travailler davantage ? Pour gagner quoi? En profiter pour brouter dans le potager, les succulents végétaux que Seguin cultivait pour lui ? Entre rire et larmes, surmenée, hésitante, elle se surprit à rêver de quelque vieille légende, selon laquelle une lointaine cousine émancipée, avait convolé avec un bel élan dans les alpages, et, avec lui, fastueusement vécu le reste de son âge.
Le printemps étant revenu elle conçut le projet absurde de s’enfuir dans la montagne, comme ses congénères.
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