Au retour de Seguin, elle lui dit : « Je ne pense pas que vos précédentes compagnes aient toutes été dévorées. En songe, j’en ai vu deux, dansant sur un promontoire, haut dans la montagne : maigres mais bien vivantes. Elles m’ont suppliée de les aller chercher. »
Monsieur Seguin fronça les sourcils. « Mon Chabichou ! Tu es trop impressionnable. Un petit câlin de ma part te fera oublier tous ces mauvais rêves.
Vexée, Djali ! : « Je ne suis pas votre Chabichou ! je ne me vends pas !"
"Non, fit Seguin, tu ne peux te vendre, car tu n'as pas de prix. Tu ne peux que te donner. A moi bien sûr... n'est-ce pas une chance?"
Djali ignora cette cynique remarque et rétorqua : "Elles se sont ainsi manifestées à moi. J’en suis sûre. Mon âme communique avec celles de mes consœurs en cas de danger. Il me faut accéder à leur demande.
- Cette hypothèse ne tient pas, répliqua sèchement le maître. Nul ne résiste au loup.
- Comment pouvez-vous en être sûr ? Avez-vous vu les cadavres ?
-Tu oses insister ? fulmina Seguin, blême de rage. Sais-tu d’où tu sors ? Dois-je encore te le rappeler ?
-Nous autres chèvres n’avons point l’esprit moutonnier. Nous aimons les races nobles : les cerfs, rennes, daims et autres caribous sont nos frères !
-Il me semble que tu fais trop mousser ton égo comme on dit de nos jours. Une chèvre est une chèvre.
-Si je les déniche, vos anciennes compagnes, (et je sais maintenant les endroits préférés des chèvres) je saurais les sermonner et les faire rentrer au bercail.
-Ici, fit Seguin, c’est une maison honnête ! Je ne suis pas bigame et ne veux pas de harem. Je suis choquée que tu aies eu cette ignoble pensée. Ne te suffis-je point ?
- Si cela ne te plaît pas, vas-y dans la montagne ! Mais inutile de revenir ! Si d’aventures tu réussissais à te frotter à une peau de chamois et que tu me reviennes ici avec un mouflonet, peut-être serais-tu accueillie au retour par une salve de chevrotines bien méritée ! Voilà comment je parle aux chèvres !
A présent, il n’y avait plus guère de loups; mais les cervidés eux aussi s’y faisaient rares ; et encore plus le papier et les crayons devenus importants pour elle. Subsister lui semblait toujours aussi difficile pour une chèvre domestique. La nature était belle mais hostile et l’on y faisait peu de rencontres.
Avant d’être devenue chamoiselle, elle serait morte de froid, de faim ou d’ennui.
Seguin étant parti en ville s’approvisionner, elle sauta par la fenêtre habituelle et, habile à se déplacer dans les pièces de la maison, découvrit
le lot de loups noirs que Seguin serrait dans le placard de sa cuisine et dont il s’était servi pour effrayer Blanquette, la vieille Renaude et tant d’autres, avant de les ensanglanter
à l’aide de ses couteaux de cuisine. Elle réussit à téléphoner à la police ; mais personne ne porta le moindre crédit à ses chevrotements, et les précédentes affaires étaient
classées.
D’autre part, si Seguin finissait ses jours en prison, elle n’aurait plus ni gîte ni nourriture…
Elle se rendit dans son étable et attendit que revienne Seguin : il la rattacherait et elle tirerait fort sur sa longe
afin de provoquer avec le licol une strangulation. Peut-être le lien demeurerait-il trop lâche, et ses pattes ne lui serviraient à rien pour le dessein qu’elle avait formé. Le
mieux ne serait-il point de tout révéler au persécuteur pour qu’il la tue?
Toute chèvre a droit à son achèvrement.
Mais Seguin ne la tuerait point ; morte, il ne pourrait plus profiter d'elle. Il ne le ferait que si elle s’enfuyait et refusait ses avances… Elle pouvait se laisser mourir de faim :
cependant à quoi bon souffrir davantage ? A force de dérouler l’échevreau de ses noires pensées, elle parvint à cette conclusion que les chèvres n’ont le choix qu’entre la
captivité et la mort violente.
Il lui appartenait de faire jusqu’au bout l’expérience de la captivité.
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