C'est en printemps 1970 que
j'entendis parler de Lautéamont pour la première fois.
Richard, un peintre qui traînait dans les parages du lycée, cherchant une fille ou de l'inspiration, faisait un peu de théâtre dans un but plus ou moins thérapeutique.
Le lycée possédait une salle de spectacle, pour que les élèves fréquentant le Conservatoire de musique, puissent y jouer entre les cours. D'ailleurs, un
concert avait lieu tous les ans.
Richard y déclama une page des Chants de Maldoror, un jour de mai ou juin.
En 1970 Maldoror était très tendance... Lautréamont était mort depuis un siècle exactement, et on le relançait.
Marcellin Pleynet sortit un Lautréamont par-lui-même, que, par la suite, je devais presque apprendre par coeur, dans la collection " Ecrivains de toujours" ( qui, je crois
n'existe plus, dommage...)
Je me hâtai de me procurer ce poème épique en prose auquel le Lagarde et Michard consacrait trois lignes pour le qualifier de « romantique flamboyant » et,
chaque fois que Richard était en vue, je sortais mon texte ; parfois je feignais de me plonger dans la lecture ; je lisais une page, toujours la même :
« Je suis sale. Les poux me rongent. Les pourceaux vomissent en me regardant… les croûtes et les escarres de la lèpre ont détruit ma peau couverte de pus
jaunâtre. Je ne connais ni la rosée de l’aube ni l’eau des fontaines et des fleuves… sur ma nuque pousse un énorme champignon…
Il me semble aujourd’hui que si je lisais toujours ce même extrait du chant 4, c’est que je pensais à mon grand-père et à ce qu’il était devenu (son décès remontait à deux mois
environ).
A cette époque je n’en avais pas conscience.
L'écriture violenteet tumultueuse de Lautréamont me plaisait. Le personnage du vampire, je croyais déjà bien le connaître: les personnes que je rencontrais étaient soit indifférentes, fuyantes, insaisissables, soit vampiriques, prêtes à envahir et à pourrir mon existence : ma mère en était l’exemple type. Elle avait été ma toute première société. Le vampirisme était sa façon de simuler le contact avec moi.
L’on peut vivre longtemps avec un vampire sans s’en apercevoir le moins du monde. Nous ne pouvons croire qu’une créature aussi pathétique, intelligente, terrifiante, que par exemple, Maldoror, puisse partager notre existence et nous sucer subrepticement le sang au jour le jour.
Nous ne le reconnaîtrons qu’incidemment parce qu’une telle créature, si elle réussit à faire partie de nos intimes, est protégée d’un éventuel dévoilement par la banalité que lui confère la promiscuité avec sa victime, et son cortège de répétitions d’ennui et d’habitudes.
Ajoutez à cela, que, toujours en pleine confusion, le vampire est à lui-même sa propre victime, et que vous ne savez pas à l’avance quel rôle il va vous faire jouer aujourd’hui. Voudra- t-il être la victime ou le bourreau ? C’est comme ça l’arrange et si vous ne jouez pas son jeu… il sait comment vous mettre en difficulté.
Lorsqu'il n'a plus prise sur vous, lorsqu'il n'aime plus votre sang, il se répand en menaces, avant de chercher un autre partenaire. Et il rejoint le cortèges des gens indifférents.
S'il cherche un autre partenaire, vous n'avez plus qu'à coucher sous les ponts. A moins que vous ne réussissiez à gagner votre vie. En principe, tout le
monde y parvient. Dans certains cas, ça se révèle impossible.
Bien souvent, dans la lecture, l’adolescent lecteur s’identifie à Maldoror.
Il est terrifié et ému, lorsque à la fin du chant 5, le souvenir du crime qu’il avait peut-être accompli lui apparaît dans une séquence narrative qui est censée représenter la vérité de ce qui le tourmentait depuis le début ; la vérité, ou sa représentation la plus explicite.
Nous comprenons que tout ce qui a précédé c’était des essais plus ou moins réussis pour se souvenir…
Le vampire est invité à se réveiller une fois pour toute :
« Réveille-toi Maldoror, le charme qui a pesé sur toi se dissipe… »
Avec cette voix impérieuse, ironique, faussement solennelle, et douce aussi, celle du narrateur, une voix que l’on entend en silence.
Il se réveille comme il lui a été commandé, va boire un peu d’eau à la carafe et s’adosse au rebord de la cheminée.
On croit qu’il peut supporter l’aurore et qu’il est devenu un homme. En réalité, le chant 6 qui débute juste après montre l’ex-vampire reparti pour de nouvelles aventures plutôt moins intéressantes que les précédentes.
Lautréamont aussi. Il change de style, commence à écrire des aphorismes plus ou moins intéressants…puis le voilà mort à son tour.
Moralité : lorsque vous écrivez, n’abandonnez pas votre fantasme, ne l’usez pas , ne le développez pas jusqu’au bout, sinon vous risquez de tomber en panne sèche