Vendredi 8 décembre, à Concarneau, sous la brume, nous sommes entrés dans la ville close suivre une avenue Vauban ; un vieil homme sur le seuil d’une brasserie dit à mon compagnon
« Reste ici mon gars, ne galope pas plus loin tout est fermé ! »
Son discours nous a fait rire et l’on est entré pour déjeuner dans son auberge.
On a commandé le menu le moins cher, une formule à onze euros, poisson garniture de légumes, un verre de vin.
En face de moi à quelques mètres un bébé d’environ un an mangeait une tranche de pain. Je lui ai fait des signes approbateurs il a souri et s’est attaqué au pain avec une ardeur renouvelée. Comme il était sympathique de s’intéresser à mes manigances ! J’ai fait des gestes et des mimiques faussement fâchées et attristées destinées à lui faire comprendre que je jalousais son repas. Il s’est arrêté de manger, perplexe, puis inquiet, et m’a tendu sa tartine à bout de bras ; j’ai repris une expression de contentement et il a recommencé à manger. Plusieurs fois j’ai joué le jeu, l’obligeant en somme à répéter le même manège avec beaucoup de zèle, puis j’ai obtenu à mon tour du pain, la serveuse venait d’apporter une corbeille. J’ai brandi ma tranche dans sa direction d’un air de triomphe. Le bébé s’est enthousiasmé à son tour et a dévoré sa tartine.
Cependant je pensais à cette nouvelle que j’ai lu, il y longtemps dans l’Anthologie du Fantastique de Roger Caillois. Le texte intitulé " l’Araignée », version française de la nouvelle du romancier allemand Heinz Ewers, raconte l’histoire d’une chambre maudite où les locataires se suicident tous dans les quinze jours suivant leur emménagement ; ils voient une belle et souriante Gretchen aux longues tresses à la fenêtre d’en face faire des gestes et des mimiques dans leur direction et cherchent à les interpréter puis comprennent qu’elle mime des actions, d’abord insignifiantes, qu’il exécutent par jeu, puis plongés dans un état de fascination dont ils ne peuvent sortir. Pour finir elle mime une pendaison à la fenêtre à l’aide du cordon des rideaux et ils se résignent à acccomplir legeste fatal, non sans avoir fait un tour dans l’immeuble d’en face, et vérifié qu’il n’y avait personne dans cet appartement où pourtant ils continuent de voir cette fille à la fenêtre dès qu’ils sont rentrés chez eux.
Lorsque le pendu est découvert, une grosse araignée émerge de l’étoffe du rideau. Le texte se présente sous la forme d’un journal tenu par le dernier infortuné locataire qui s’était justement installé là pour enquêter sur cette étrange épidémie de suicides…
Cette « Araignée », qui symbolise la mort chez Les Parques, Roland Topor l’a reprise (devrait-on dire qu’il l’a plus ou moins plagiée ?) dans le « Locataire » et Roman Polanski en a fait un film qui porte le même titre ; il tient lui-même le rôle du dernier locataire et la scène se déroule à Paris, cette fois!
Les repas sont déposés sur la table : une darne de saumon un steak au thon, grillés, du riz des épinards, des carottes et de la laitue avec un verre de vin rouge.