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16 octobre 2007 2 16 /10 /octobre /2007 20:11

Papa se plaignait d’être mal fichu. Mal ? Non. Bizarrement fichu. Il se raclait la gorge, à l'extrémité de la table ou il présidait., une place enviable, mais de laquelle il devait légèrement pencher le cou et tourner la tête vers la droite pour jouir de la vue qu'offre l'écran du téléviseur, où s'agitent des images.. Stéphane tournait la tête vers Caroline, pour éviter le face à face avec l’écran, ayant récemment fait part de son intention de mépriser cette émission du dimanche, faite de variétés, sports, bavardages, ainsi que du film le plus souvent vieux et sentimental.

Papa toussa et éternua. On voulut bien remarquer : " T'es pas en forme? " et il se mit à faire la figure. protestant qu'il n'avait jamais été malade, et les toussotements reprirent, finissant par aboutir à une phrase pas tellement inconnue de la famille : " Moi ( il disait "moi "en plusieurs occasions, notamment pour informer qu'il avait été enfant de chœur, ou quasi-champion de football), moi, à l'âge de cinq ans, j'ai attrapé la diphtérie…

- Le croup : le croup, voyons! " Diphtérie" ne rend rien.

-C'est vrai, approuva Caroline, "diphtérie "fait un peu "Science Nat".

-Vous allez bien me laisser continuer ? Josette! Ils …"

Ils baissèrent la tête vers leurs assiettes où une dizaine de rondelles de tomates persillées s'empilaient.

" Donc, c'était la diphtérie. Eh bien, j'étais tout noir…

-Ah non ! Comment veux-tu faire admettre ça ? T’étais cyanosé, le teint commençait à prendre une vilaine couleur violacée.

-le docteur a dit à ma mère : Il est perdu, il sera mort dans une heure.

-D'habitude, tu dis quatre. Quatre heures.

-Et alors? fit Caroline, se tournant vers lui.

-Est-ce que tu es mort?" s'informa courtoisement Stéphane.

Il haussa les épaules : " Eh bien, vous me voyez!"

C'est à force de le voir qu'ils ont eu l'impression que les meubles bougent et se déplacent. Dans l'appartement, Stéphane le croisait assez souvent, cheminant dans le couloir, gagnant la cuisine avec un sourire traqué, écartant les battants du placard ,avec beaucoup de précaution, et allongeant le bras vars une boîte en métal contenant des gâteaux secs. Maman surgissait de nulle part comme le destin qui s'abat sur les âmes malchanceuses, pour le morigéner .L'ombre s'éloignait alors sans la gourmandise espérée, rampait jusqu'au salon, se fantômisait sur un siège, attendait une meilleure occasion.

 Ce jour- là ils affrontaient le dur festin dominical, la table regorgeait de nourritures, de plats de toutes sorte. Stéphane regrettait d'avoir de l'appétit. Chaque fois que Maman déposait un plat sur la table, elle s'enfuyait vers la cuisine :" Vous me raconterez, dit-elle, faisant allusion à ce qui défilait sur l'écran, mangez ma pâture. Ne m'attendez pas."

Paul se confectionnait des tartines avec du pâté de foie.

Avant toute ingestion, un accès de religiosité fit Stéphane se réciter mentalement un poème de circonstance, il faut et il suffit que le contenu de l'assiette soit encore intact : " Un soldat se lève et crie: "Je suis le Brie/ Un autre : " Je suis le gruyère/Lebfèvre, Keller/ Je suis le roquefort/ ça s'ra not' mort…"


Ils s'attelèrent tous à leurs agapes. Stéphane commençait à s'ennuyer ,jeta un coup d'œil sur l'écran.

Déjà, le film : Humphrey Bogart monte en avion...

Lorsque Maman revint avec un grand saladier de frites, elle se montra satisfaite de la masse de nourriture ingérée. Manger était la meilleure chose qu'ils puissent faire. ça les guérissait presque d'être ce qu'ils étaient ou n'étaient pas.

Caroline chuchota à son frère de raconter la suite de Lohengrin.

 

Stéphane avait emprunté le Lohengrin de Wagner à la discothèque : lui qui n’écoutait ordinairement que des variétés internationales, avait reçu le choc de sa jeune vie. Depuis lors, il se le récitait avec enthousiasme.  Manquant d’expérience musicale, il appréciait surtout les paroles : un chevalier mystérieux chevauchant un cygne, épouse une femme se voit rappelé à l’ordre par une autorité énigmatique et s’enfuit sans avoir seulement dit son nom.

Il se rappelait son histoire ou l'inventait au fur et à mesure des besoins supposés.

" La suite est connue mais par bienséance, on évite de la dire : c'est le troisième cycle de la chevalerie céleste ou la Malédiction du .Chevalier au Cygne, celui que Lohengrin évoque d'une voix brisée : " Der Schwann! Der Schwann!". Deux mois après son départ, Elsa, remise de son évanouissement, découvre qu'elle est enceinte. On admettra qu'elle n'était pas vraiment morte. Seule, éplorée, elle reste en compagnie de son jeune frère qui lui a été restitué , ce qui ne lui agrée guère."

Caroline jeta un petit rire perfide : " Mais, elle l'aimait, ce frère!" Bogart, l'air grave, salua sa bien-aimée, une dernière fois. L'avion décolla de la piste d'atterrissage. La mission était complexe; le temps inclément.

" Elle fut accusée de l'avoir tué- c'est insolite, ce type d'accusation. Mais n’oublions pas Ortrude : Ortrude gît dans le cœur d'Elsa… un fils et une fille lui naissent. Elsa croit que son ami l’a appris. Tout ce qu'elle connaît de lui c'est qu'il est supposé tout savoir. Elle attend en vain qu'un signe se manifeste du côté du Graal.

-Ont-ils eu le temps d'avoir des enfants, vraiment?

-Il faut imaginer que dans la chambre nuptiale, il leur est arrivé d'être hors du temps.

-Que fait le vieux roi?

-Il envoie des émissaires qui se perdent, qui ne reviennent jamais. Les années passent…

-Qu'est-ce que   toutes ces messes basses?" se plaignit papa qui venait de décliner l'offre qui lui était faite d'une cuisse de poulet.


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