Paru chez Flammarion en octobre. 350 pages, 200 reproductions en noir et couleur.
Ce livre consiste en présentations et commentaires d’un choix remarquable d’oeuvres d’art ( peintures, gravures, dessins…) en deux dimensions, qui toutes ont une relation directe avec la
sexualité, en particulier avec le fantasme dit de » la scène primitive » soit le moment de la conception de l’être humain.
« Notre vue ne porte jamais vraiment jusqu’à la scène qui nous fit et que nous répétons sans cesse néanmoins au cours des étreintes où les corps s’additionnent et se redissocient ».
Le problème de l’homme est que la conception d’un être humain ne se limite pas, comme pour l’animal, à une simple copulation mais procède d’un acte sexuel, c'est-à-dire que l’homme imagine et symbolise.
Beaucoup de gens objecteront qu’ils se moquent de savoir quand ils ont été conçus et comment ; ou encore, que la mère (voire les parents) leur ont relaté la circonstance.
Or il ne s’agit pas de cela, pas de renseignements objectifs, ni d’orientation dans le temps, mais du mystère de l’origine, mystère qui reste entier pour l’homme et ne se peut dater ( « la scène primitive précède le passé. C’est le jadis, hors mémoire, hors temps »).
« Sans doute l’expression utilisée de nos jours de scène primitive est-elle excessive pour désigner le fait que les hommes et les femmes dérivent d’une étreinte entre un homme et une femme autre qu’eux-mêmes, puisque cette étreinte est invisible à leur regard faute d’être déjà conçus. Peut-être faut-il lui préférer l’expression de nuit sexuelle puisqu à n’en pas douter, il n’est plus question dans l’âme inquiète d’une nuit intérieure que d’une figuration originaire ».
Quel sens donne t ‘il au mot « Nuit » : Quignard oppose la nuit étoilée féconde à la nuit noire démoniaque.
« Une fois nés au terme de chaque jour, c’est la nuit terrestre. Et si c’est par la nuit qui est en nous interne que nous parlons, c’est dans la nuit externe, quotidienne, que nous nous touchons. Avant la naissance, ce fut la nuit utérine. Après la mort, l’âme se décompose cette troisième sorte de nuit n’a pus aucun sens pour s’aborder nuit infernale.
C’est l’expression d’un auteur qui entend ne pas faire oublier qu’il est poète autant qu’essayiste et véhicule sa pensée à l’aide de métaphores chargées de sens. Autant de « nuits » que d’événements fondateurs pour la personnalité.
« Brusque éclair comme le coup de foudre qui tombe longtemps avant que le chant s’élève, longtemps avant que la langue humaine se comprenne. Cette scène précède les corps encore sans existence qu’elle fabrique, qu’elle fige, qu’elle portraiture. Tel est le véritable sens du clair-obscur ».
Aussi le livre se présente t’il sur fond noir, comme au cinéma, même si le cinéma n’est pas convoqué pour l’occasion. On peut d’ailleurs remarquer que certains peintres ( tel Caravage) avaient déjà un grand sens de la mise en scène.
Mais le choix de pascal Quignard est varié (deux cents œuvres sont reproduites avec soin) et d’un goût très sûr. Elles sont présentées selon un vertain ordre, et groupées par thèmes En fait, l’auteur, à partir de la scène primitive, aborde commente et illustre d’autres fantasmes fondamentaux communs à tous les êtres humains et qui se rattachent à celui là ( la scène primitive) qui pour lui les rassemble tous.
On trouvera donc des images commentées sur la dévoration «( « Saturne »), le (dé)voilement ( Loth et ses filles, Noé et ses fils) ; l’interdit de toucher ( Noli me tangere) , la dénudation ( l’apocalypse qui révèle « ôte le velum »).
Pasacal Quignard aborde aussi les différentes façon de penser ou de représenter les fantasmes suivant les différentes cultures et religions (Grecque, romaine, chrétienne, orientales, musulmanes…)mais de toutes les époques ainsi les peintres actuels sont-ils de la partie ( Rustin , Bacon, Hopper…)
Parmi tant de belles pages, on peut noter « le Jugement dernier » de Lucas Signorelli qui, raconte Quignard, inspira Freud qui le contempla à Florence, pour ses théories sur la sexualité.
Voilà une nuit qui se propose de nous éclairer ou plutôt, comme dit Quignard « de désobscurer la situation ».
Je ne sais si c’est le cas. Mais nous partons pour un voyage émerveillé dans ces œuvres remarquables, et le commentaire de Quignard est toujours intéressant, lettré,pensé, ses propos nous apprennent toujours quelque chose ne serait-ce que sur la mythologie, l’art…bien sûr on peut trouver son expression un peu péremptoire et emphatique. En dépit de ces défauts, le livre est passionnant.
Il a aussi été écrit comme protestation, pour défendre l’art contre les diverses formes du puritanisme religieux et dans ce sens, c’est une œuvre
politique :
C’est vraiment une raison politique qui m’a plongé soudain dans l’excitation, dans l’effervescence. Il y a deux ans je me retrouvé aux USA, d’abord à l’université d’Atlanta puis, après, à l’université de Sewanee, quand la loi américaine contre les images indécentes a été votée. Tout le monde sur les campus, toute la gauche américaine, même le petit-fils d’Edgar Poe, George Poe, ne parlait que de cela. La loi a été votée à l’unanimité par le Sénat américain puis plébiscitée avec 95 pour cent des voix par la Chambre des Représentants. Le résultat s’appelle exactement The Brodcoast Decency Enforcement Act. Les images sexuelles ne sont pas interdites, mais dès qu’elles rencontreront le regard d’un enfant ou d’un puritain ou d’une minorité religieuse une amende suffocante tombera comme un couperet. Sachant la rapidité avec laquelle le puritanisme traverse l’océan Atlantique j’ai alors été pris d’une espèce de fièvre. Je me suis dit : « Nous avons mangé notre pain blanc de liberté. »
(Extrait de l’interview accordé à la revue Art Press, octobre 2007).