Paul Auster : La Nuit de l’oracle. Actes sud, 20002.
Il s’appelle Sidney Orr, d’une famille polonaise Orlowski, et son nom a été amputé pour cause d’exil. Il se remet d’un grave accident survenu en janvier 1982 (chute dans un escalier, traumatisme, collapsus). Nous sommes le 18 septembre de la même année, il est sorti de l’hôpital depuis trois mois. Avant sa chute, il écrivait avec l’ambition de faire de la littérature et obtenait des succès moyens.
Il s’aventure jusqu’à une nouvelle papeterie tenue par un chinois, choisit un carnet bleu portugais, dans quoi il reconnaît le support adéquat pour recommencer à écrire sur un canevas qui lui a été suggéré par son ami écrivain John Transe.
C’est une anecdote relatée par le détective Tom Spade à Brigid O’Shaugnessey dans le « Faucon de Malte » : un nommé Flitcroft échappe de peu à la mort- une poutre s’écrase tout près de lui dans la rue- et décide que c’est un signe du destin : il va commencer une nouvelle vie et disparaître.
Tenté par le départ à zéro, Sidney invente son propre personnage « Nick Bowen », sorti pour acheter des allumettes, qui voit une gargouille tomber d’un mur à côté de lui. Déjà troublé le matin même par une femme qui n’est pas la sienne, ennuyé par son métier d’éditeur qu’il n’aime plus, il décide de recommencer sa vie et prend arbitrairement un avion pour Kansas City en lisant le dernier livre qu’on lui a donné « La Nuit de l’oracle » (un aveugle devin qui cède au suicide pour sa trop précise connaissance de l’avenir).
Deux jours après ses retrouvailles avec l’écriture, Sid s’inquiète du comportement de sa femme Grace, qui semble se sentir coupable, troublée , disparaît et reparaît de la maison sans lui donner d’explication, est enceinte et ne veut pas vraiment de l’enfant, alors que Sid et elle sont mariés depuis peu. Mais il a passé des mois à l’hôpital le plus souvent inconscient, en tout cas invalide.
Il continue à écrire, concoctant des fictions diverses pour broder autour de son problème personnel. "Nick Bowen" se trouve sans point de repère à Kansas City, travaille sous terre pour un collectionneur d’annuaires téléphoniques datant de la dernière guerre ; dans ces annuaires on trouve les noms des familles polonaises déportées pendant la guerre. Dont les Orlowski. Le propriétaire du sous-sol a engagé Nick pour garder son abri antiatomique dans lequel il s’installe malgré un sentiment de claustrophobie aigu…
Sid commence par ailleurs un scénario de film à propos d’un garçon qui voyage dans le temps du passé à l’avenir, et d’une fille qui fait ce même voyage en sens inverse, de sorte qu’il se retrouvent en 1963 avec l’ambition d’empêcher l’assassinat du président Kennedy… puis Grace fait un rêve qui reprend l’histoire de Nick Bowen qu’elle n’a cependant jamais lue.
Les fictions s’entremêlent sur papier et dans l’esprit de Sid pour tenter d’élucider les mystères de sa vie, ce qu’il ignore et voudrait savoir ( le comportement de sa femme, ses ancêtres polonais, ses actes personnels qu’il interroge, afin de connaître ses pensées inconscientes.
Sa vision de la littérature tient de la superstition et du fantastique (on écrit ce qui va nous arriver comme un rêve prémonitoire plus ou moins masqué) interroge l’idée de toute puissance (peut-on en écrivant provoquer des évènements ? l’écrivain qui a conté une noyade d’enfant et vu sa fille se noyer par la suite, est-ce une coïncidence ?) et tente d’élaborer des mythes explicatifs de sa propre situation. Ces histoires aident le narrateur Sid qui traverse une phase critique de son existence.
Ces fictions qui s’emboîtent les unes dans les autres, et l’interrogation sur la littérature, sa gestation, ses buts, son utilité, ne parviennent pourtant pas à une reformulation inédite du « pourquoi écrit-on ? » même si l’investigation est intelligente et bien menée.
On aime l’humour discret mais insistant, générant des situations absurdes et tragi-comiques qui inquiètent et font sourire : l’époux extrêmement amoureux qui a « sa misérable faiblesse masculine » ; les messages d’amour laissé sur le répondeur d’une femme qui les lit trop tard, l’étrange comportement du papetier Chang, l’histoire des deux jeunes qui remontent le temps pour « annuler » l’assassinat d'un président, le chauffeur de taxi qui collectionne les annuaires téléphoniques et vit dans un abri antiatomique, les messages téléphoniques nombreux que leurs destinataires écoutent trop tard, une abondance de messages qui restent lettres mortes.
Un très bon " Auster", davantage ludique que " L'Invention de la solitude", et tout autant générateur de réflexions sur
la vie et l'écriture.