Un jour de février 1966, un mois avant mes treize ans, ma mère entreprit de m’expliquer comment se produisaient les relations sexuelles, supposées procréatrices, entre sexes opposés.
Elle se jeta à l’eau, suite à un épisode du feuilleton radiodiffusé « Noëlle aux quatre vents » que nous écoutions sur France Inter et qui me remplissait d’une mauvaise exaltation, qu’elle augmentait par ses attitudes maniérées et ses emphases verbales. C’était une histoire d’amour romanesque où le cœur de l’héroïne balançait entre un instituteur sérieux et économe dans un trou normand et un beau pianiste grec dispendieux, (c’est à dire, entre un mari procréateur et une aventure érotique), une histoire édifiante car le beau grec subissait un accident qui le privait de L’usage de sa main droite, et une histoire désespérée, car l’instituteur tentait de se suicider dans sa province pour faire revenir Noëlle, ce qui laissait la pauvre héroïne confrontée à l’impuissance de l’un comme de l’autre, et privée tout autant de la sécurité d’un époux stable que des joies de la chair…
Selon ma mère, Noëlle était coupable d’aimer le Grec (ce qui suggérait qu’elle puisse se mal conduire), et l’acte sexuel était une chose insoutenable, que l’esprit ne pouvait que rejeter, sauf si l’on s’avisait de penser que Dieu l’avait voulu. L’horreur que nous inspirait la bestialité de l’acte s’atténuait alors en une sage acceptation que la certitude d’obéir au Seigneur rendait douce, d’autant que le bonheur de la maternité nous faisait oublier ces moments pénibles.
Ma famille était conservatrice et hypocrite, les femmes se présentaient toutes comme des parangons de vertu, on disait tout haut que le mariage supposait que l’on s’aime, alors que la plupart des unions célébrées étaient forcées, soit par une grossesse, soit parce que l’on ne voulait plus entretenir la fille et qu’on la mariait, et ces choses-là les adultes les chuchotaient assez fort pour que les plus jeunes puissent comprendre à demi-mots et que ça leur serve de leçon… je vivais dans ce monde là en 1966.
Le médecin de famille, lui, salua ma puberté avec enthousiasme, et me fit savoir que, bientôt, je serais une jeune fille et il pourrait me prescrire la pilule pour éviter d’avoir des enfants non désirés. Ma mère fut choquée par ce discours, et ce médecin perdit une cliente.
A la même époque Antoine chantait : « il faut mettre la pilule en vente dans les Monoprix ».
Tout ce que les adultes ne disaient pas, je ne tardai pas à l’apprendre dans une émission de radio psy (Ménie Grégoire, ça ne fait aucun doute), que je commençais à écouter incognito.
On lisait la lettre d’une femme mariée qui se plaignait : « si je dois « la » prendre je n’aurais plus de raison de refuser, ce sera l’enfer » une autre : « bien sûr que les hommes encouragent ça, c’est tout bénéfice pour eux… » Et l’animatrice commentait, ou conseillait je ne sais quoi, j’étais trop occupée à réfléchir sur ce que de telles paroles pouvait signifier.
D’après ces émissions les rapports avec les hommes, dans le mariage et en dehors, avec ou sans contraception, étaient un vrai fléau. Une femme qui prenait du plaisir avec des hommes se faisait « avoir », ils se foutaient de sa gueule. Si elle tenait à un homme, elle ne tardait pas à être abandonnée. Si c’était lui qui l’aimait, elle était prisonnière. Séduire, avoir du plaisir, était un devoir dans le mariage (si on était frigide, on était coupable), et pouvait être agréable en dehors, mais avec l’inconvénient, soit t’es abandonnée, soit t’es prisonnière. Avoir un enfant était problématique, soit le mari en était jaloux et devenait impossible, soit il se détachait de sa famille pour prendre une maîtresse.
Le plaisir était rare (et cher payé), l’amour impossible. Il ne fallait pas non plus s’abstenir, car
on s’ennuierait, et l’ennui est un péché aussi, sous le nom de « paresse ».
Génial, la vie de femme dites donc !!