(2005)
N'ayant pu voir « Le Conte de Noël » je me console avec le précédent...
Ce film exploite avant tout le registre de la comédie, dans ses diverses facettes, de la farce à la comédie de caractère.
Le film est construit sur deux histoires en contrepoint, et qui se croisent : celle d'Ismaël, à tonalité comique celle de Norah, censée être tragique.
Ismaël joue le rôle d'un bouffon. Il garde, dans son appartement, une corde, pour ne pas se pendre, se promène dans la rue vêtu d'une cape évoquant un roi d'autrefois revu et corrigé par son fou. Des scènes telles que son internement, et ses péripéties à l'hôpital psychiatrique relèvent de la farce. Comique pas toujours subtil, la charge à propos de la psychanalyste, comme presque toujours au cinéma, pèse des tonnes. Quand je dis au cinéma... dans les romans c'est pareil... !
La présentation des parents d'Ismaël est mieux venue. A certains moments on rit franchement : le braquage de l'épicerie chez les parents du héros, le vol de médicaments à l'hôpital par l'avocat junkie.
Norah, son histoire ressortit de la comédie de caractère et flirte avec le tragique. Les éléments dramatiques outrés feraient pourtant presque rire même s'ils recèlent une part de vérité. L'interprétation d'Emmanuelle Devos, est ambiguë toujours entre rire et larmes.
J'apprécie les passages où elle est avec son fils Elias. Son rôle de mère se révèle problématique, l'entente avec l'enfant n'est pas donnée d'avance, jamais complète, toujours remise en question. Il n'y a pas non plus de recherche de fusion ni d'effusion. Lorsqu'elle va le chercher à la colonie de vacances, il ne veut plus lui parler, s'éloigne, se perd, se sauve. A d'autres moments il reste sagement à ses côtés mais absent, insaisissable.
Norah se comporte en petite fille craintive avec son père (qui s'est occupé d'Elias à cause des déboires conjugaux de sa file) Norah lui achète une gravure représentant une scène grecque » parce que tu es professeur de grec, lui dit-elle, comme si c'était là un fait qui lui était étranger, et ne suscitait qu'un sentiment lointain, une craintive admiration.
Elle ne connaît pas vraiment son père qu'elle a toujours côtoyé. Ni Ismaël avec qui elle a longtemps vécu...
Elle connaît d'autant moins ses proches qu'elle a cru en saisir quelque chose et se retrouve toujours en pleine confusion. Ce moment où elle trouve le Journal intime de son père après sa mort, et y lit de violents propos à son encontre » J'aimerais bien ma fille que ce soit toi qui ait mon cancer et que tu meures à ma place. Je te hais d'être en bonne santé » Norah pleure et le spectateur horrifié mais ravi, est presque saisi d'un rire nerveux. Peut-être parce que l'on soupçonne que c'est bien ainsi que réagissent les gens en une telle circonstance et que ce n'est jamais mis en avant.
Qui sont les rois ?
Le roi de Pique c'est le père de Norah la lance qui la blesse définitivement, la lecture de ce terrible Journal posthume et le fait qu'elle n'ait jamais eu le statut d'adulte en face de lui.
Le roi de cœur, il faut supposer que c'est tout de même Ismaël (le bouffon) puisqu'elle veut qu'il adopte son fils et a connu une vraie vie de couple avec lui.
Le roi de trèfle c'est l'homme d'affaire qu'elle se prépare à épouser. Côté traditionnel et raisonnable de Norah , seule avec un enfant, malgré quelques revenus, elle a cherché et trouvé un homme financièrement à l'aise. Pas du tout princesse, elle épouse réalistement le type qui a du pognon. Fin possible d'une histoire de mœurs d'un roman d'éducation.
Et le roi de carreau, c'est Pierre, ce premier amant de Norah, affaire tragique qui laisse Pierre suicidé « sur le carreau ». La volonté de Norah de l'épouser à titre posthume, donnera lieu à une cérémonie religieuse mais pas à une reconnaissance de paternité.
La filiation : c'est le sujet du film.
Les relations père-fille et mère-enfant sont celles qui apparaissent le plus nettement. Je crois moins à la famille d'Ismaël pourtant tellement nombreuse ! Mais la relation qu'il entretient avec sa sœur est forte (ils se détestent, elle aide à le faire interner, ce n'est pas rien).
Ismaël et Elias :
Ismaël c'est ce fils qu'Abraham a eu avec sa servante, préludant à une relation légitime avec son épouse. Au moment de la filiation légitime, Ismaël et sa mère sont chassés. Injuste car La femme d'Abraham était si âgée que l'on peut soupçonner que la servant ait servi de mère porteuse... En tous cas, Ismaël crée une secte quelque part. On le dit ancêtre des musulmans.
Elias c'est Elie : le nom de Dieu le premier qui apparaît dans l'Ancien Testament, et le vrai ( pas une métaphore comme l'Eternel). Ces deux noms ne sont pas choisis par hasard.
Ismaël est au fond un enfant frappé d'illégitimité, chassé de chez lui. D'où le fait qu'il fasse toujours le fou, façon de se tirer d'affaire, mais obligation de rester dans un monde de dérision.
Le discours d'Ismaël à Elias au Musée de l'Homme, qui clôt le film pourrait s'énoncer ainsi : il ne va pas l'adopter, parce qu'il ne se sent pas lui-même le fils de quelqu'un. Sa « nombreuse famille est sympathique mais ne tient pas la route ». Et aussi parce qu'Elias n'est pas son fils biologique (jamais dit, cela pourrait compter un peu tout de même). Pour finir parce qu'il n'a rien à transmettre que des dettes très élevées et qui s'expriment uniquement en argent.
L'ambition de Desplechin : réconcilier le cinéma de recherche et le cinéma populaire
Selon lui, le cinéma de recherche renonce au spectacle, et à l'histoire en même temps, et ne se réalise pas complètement de ce fait. S'il renonce au spectacle, c'est qu'il ne veut pas se mouiller. Le cinéma populaire est cantonné dans le registre de la bêtise et de la commercialisation à outrance.
Réussit-il à concilier les deux ? Ou à renoncer à l'un et à l'autre ?
La réflexion en tout cas est à l'œuvre.
Comme toujours chez Desplechin : des films dynamiques, tragi-comiques, pleins de mouvements, de conflits ouverts, de vérités qui d'ordinaire ne se disent pas. Un côté shakespearien à creuser.