Ils approchaient de la barrière en bois où çà et là des vestiges de peinture verte résistaient à l'érosion. Le terrain au premier plan demeurait en friche. Ronces, chardons, orties, croissaient avec vigueur, condamnant la porte de la façade.
Fiord ouvrit le portail permettant l'accès au chemin qui longeait le flanc latéral gauche de la maison.
A l'extrémité de ce sentier, Alida conversait avec Eve, en chemisette et short, de belle stature, mince, son noble visage, encadré de quelques mèches poivre et sel qui tombaient sur le cou. Ses yeux inquisiteurs ne la ratèrent pas.
Nelly frissonna.
« Tu es reçue chez les Wilson, » lui disait toujours sa mère (qui avait refusé toutes les invitations d'Alida) hochant la tête avec un petit sourire mystérieux. Elle détestait cette remarque.
Chez les Wilson, si elle est conviée pour la nuit, elle partage la chambre de Fiord.
Hypocritement.
Guillaume lui a parlé de l'ancien garage reconverti en pièce d'habitation ; vont-ils réellement y passer la nuit ?
« Vos parents ont-il embauché un jardinier ? »
Fiord roula ses petits yeux céruléens, haussa le sourcil : « Nooon... C'est pap' voyons !
-Non, je ne crois pas, fit Guillaume qui les rattrapait, je doute qu'il veuille désherber.
Fiord ajouta qu'ils allaient séjourner deux ou trois semaines dans sa maison de campagne, en plein air, loin des miasmes de la région parisienne.
Quinze jours de vacances avec Mathieu, à quelques centaines de kilomètres vers le sud lui avait dit Guillaume. Ensuite tu me rejoindras. Je ne veux pas qu'il porte la chandelle.
Guillaume n'avait nul besoin véritable de deviser avec son ami pendant si longtemps! Elle ne comprend pas non plus pourquoi Mathieu porte une chemise appartenant à Guillaume, imprimée en vert et jaune passés, une chemise trop longue pour lui, dont il a roulé les manches.
Tu sais moi, avait répondu Nelly, j'aurais besoin de temps pour emménager.
Elle ne viendra pas.
S'il croit qu'on me siffle...
Jovial, Eve embrasse tout le monde avec un regard appuyé pour Nelly qui fait déraper le sien vers Alida avec un peu d'embarras.
Elle m'observe, cligne des yeux, si seulement elle mettait ses lunettes.
On présenta la nouvelle chambre d'amis refaite à neuf. Eve commente le mobilier avec ironie : « C'est une table et un banc de monastère ! Superbe, n'est-ce pas ? »
- J'ai ruiné la famille, plaidait Alida.
Chargées de livres, Les étagères couraient sur un pan de mur, il était possible d'en prendre sans quitter le lit, un grand futon posé à terre. Autrefois, Alida aurait, d'un geste souple et rapide enlevé un ouvrage du rayon, le lui aurait tendu : « Tu devrais lire ça ! Regardez donc ce que j'ai trouvé ! (Elle mélangeait le vous et le tu) avec une franche allégresse, une joie enfantine.
Maintenant, elle la questionnait sur les sujets de l'agrégation, le rang obtenu, feignant d'ignorer le ton maussade et réticent, la contraignant à admettre qu'elle n'avait réussi que le CAPES.
Un peu à l'écart, Guillaume et Mathieu parlaient du roman que Mathieu essayait d'écrire, pour lequel Guillaume lui donnait toutes sorte de conseils dont elle saisit un embryon de phrase, « évite ou évide la novlangue », ainsi que des propos portant sur les façons de décrire les objets.
Puis Mathieu évoquait, toujours en aparté, le film qu'ils avaient vu tous les trois : « Je ne saisis pas, confia-t-il, et il regardait Nelly d'une façon qui l'incluait dans le conciliabule jusque là partagé avec le seul Guillaume, pourquoi Alexandre est tellement insouciant par rapport à sa situation sociale : il ne travaille pas, se laisse entretenir par une puis deux femmes... »
- Ce n'est certes pas un état qui te réussirait ! Le railla Guillaume.
- Et toi ? fit Nelly, à l'adresse de Guillaume.
- Idiote ! s'écria-t-il avec une violence inattendue.
C'est dans le séjour, rassemblés autour de la grande table, devant une grosse théière brune décorée de grandes feuilles vertes, voisinant avec une appétissante miche ronde, des tranches de saucisson sec en abondance, une corbeille débordante de reine-claude et un pot de gelée mordorée, qu'ils parlèrent du film aux représentants de la génération précédente sur leur demande.
« C'est, résuma Guillaume l'histoire d'un garçon de nos âges qui vit chez une amie, vaillamment lancé dans un combat mortel avec le temps, qu'il tue à goûter quelque émotion forte, dans un lit , un verre, ou à une table de café, un journal ouvert devant lui, non sans égrener un interminable chapelet de mots..
-Un vrai catalogue des idées reçues, poursuivit Mathieu avec une assurance dont il n'était pas coutumier. Puis, comme étonné par sa voix, aussitôt il se tut.
-Vous ne parlez pas des filles ? S'étonna Fiord ? »
-Un jour, compléta Nelly, il lui arrive cette fâcheuse aventure de forniquer trop souvent avec une autre créature que sa régulière, une créature déguisée en infirmière avec le verbe haut, la raie au milieu, et le moral bas, de sorte qu'un ménage à trois s'installe.
- Est-ce tout ? insista Alida, amusée.
-Un film d'épouvante, continua Nelly : interminable et douloureuse agonie du célibat, aucun résultat probant. Beaucoup d'alcool. Les éléments dramatiques y sont noyés.
-Et cette nana s'écria Fiord, qui dit tout le temps je veux me faire baiser et ça ne compte pas pour moi, et le mariage, ça ne lui plaît pas non plus... c'est la question !
Eve et Alida exprimèrent leur perplexité : Alors, vous n'aimez pas ? Comment cela se termine-t-il ?
- Je n'en sais rien, conclut Guillaume, je somnolais.
Les aînés renoncèrent à en savoir davantage. Puis l'on mangea et l'on but. Alida dit à la cantonade qu'elle voulait écrire un livre sur Chopin et George Sand, elle avait rendez-vous avec un rédacteur aux éditions « La Fée du Logos ». ...tiens, ce sujet était un peu léger pour Alida, pour l'idée que Nelly se faisait d'elle. Elle lui lança : « Je ne vous savais pas si romantique ! », puisque l'autre depuis tout à l'heure, persistait à lui donner du « vous ».
Occupée à présenter ce nouveau projet, la mère de Guillaume ne daigne pas lui répondre.
Nelly commence à s'ennuyer, découpe une nouvelle tranche qu'elle beurre, y dépose deux rondelles de saucisson. Guillaume a posé la main sur
son avant-bras nu. Caresses subreptices. Pour autant, il ne semble pas comprendre qu'elle veut partir.
Résignée, elle saisit un fruit, et en même temps, doit répondre aux questions d'Eve, presque envieuse de Mathieu, ce cas désespéré à qui l'on ne demande plus rien : à l'automne elle commencera à enseigner, la vocation ? Elle secoue la tête : son désir c'est d'étudier mais elle doit gagner sa vie. Bien sûr, elle aime les enfants. La pédagogie ?
Voyant rire Alida, elle l'imite, rêvant à l'ancienne complicité. Pour l'heure, elle vient de louer un studio meublé... Voilà qu'Alida l'enveloppe d'un regard appréciateur comme si elle la voyait pour la première fois, se fend d'un large sourire ironique, « Mais dites ! C'est que... vous êtes prospère ! »
Piquée au vif, Nelly sort lentement de sa bouche la prune, où les dents ont mordu. Prise de dégoût, elle observe ses doigts poissés de jus, effleure ses cheveux lavés de frais, elle a l'impression de sortir du bain, l'eau de toilette pue qu'elle a choisi avec tant de soin, son œil droit la picote, elle le sent plus chargé que l'autre.
Et Alida, vexée de sa réaction, insiste, prend tout le monde à témoin, quête l'assentiment sur chacun des visages: « N'est-ce pas qu'elle est prospère ? »
Elle ne recueille aucune approbation, mais personne ne commente. Nelly se lève, toute pâle de colère : « Qu'essayez- vous de dire ? Que je suis une Suzanne, promise à un quelconque petit intendant ? »
« Quelle Suzanne ? » s'écrie Guillaume en fronçant les sourcils, et il accentue la pression sur son bras.
« Joue-t-on au portrait chinois ? » s'informe Eve, réjoui. Excité, Mathieu prend la parole : comme toujours cela surprend : « On ne fait que cela depuis le début, voyons ! »
Nelly continue à se défendre en s'époumonant, avant de quitter la maison à grands pas précipités.