Une petite femme, un peu voûtée, au visage large et lisse de crème s'encadra dans l'embrasure de la porte. Les cheveux blonds oxygénés bien apprêtés étaient retenus par une grosse barrette, les petits yeux émergeaient de paupières flétries. Elle portait un tee-shirt blanc avec une grosse fleur rouge imprimée sur la poitrine à gauche et un pantalon serré qui soulignait l'absence de taille et la corpulence relative. Ses pieds étaient chaussés de mules dorées et elle tendit une main dont les ongles longs et roses brillaient. L'accueil enjoué et enthousiaste conforta Guillaume sans le mettre à l'aise : Frappé, comme les autre fois, qu'elle se donnât du mal un peu en vain pour se mettre en valeur. Lorsqu'elle avait conçu Nelly avec le locataire d'un appartement où elle faisait des ménages elle devait s'attifer avec le même genre de camelote à la mode de l'époque.
Elle voulut qu'il l'appelle Louisette, s'écarta pour lui laisser découvrir la grande pièce rectangulaire jonchée de cartons plus ou moins ouverts et d'objets hétéroclites. Sur le sommier surmonté d'un matelas, Nelly était assise, au milieu de la couche, son beau regard contemplant le sol, la bouche esquissant un sourire amer les deux mains sur son menton, les coudes reposant sur les genoux, , chemise ciel, jean indigo, sur l'imprimé à dessins lavande de la couchette.
Contrariée encore de la veille ou à cause de son déménagement, des cartons éparpillées sur le sol, des objets entassés au hasard, elle se leva, vint vers lui et indiqua d'un mouvement de tête la cloison en face dans laquelle était pratiquée une ouverture voûtée sans porte. La cuisine, chuchota-t-elle, d'un geste las.
Louisette y retourna s'occuper à la confection d'un gâteau. -Tu as vu ? fit Nelly, en élevant le ton. Tu appelles ça comment ?
-Un sommier et un matelas. Neufs.
« Ils m'avaient dit que j'aurais un lit.
-Avec des draps, une couverture, ce sera au moins un divan. A deux places.
-C'est optimiste. Mais un lit, c'est autre chose, n'est-ce pas ?
Elle avait imaginé des montants de bois, un grillage une nacelle....
-Je ne savais pas que ça avait de l'importance pour toi.
Parmi les objets posés à terre qui attendaient une place, il ramassa un large flacon en verre fermé par un bouchon en liège dont l'intérieur était garni d'un tapis de petites feuilles brunes sur quoi s' élevaient des brassées de tigelles à fleurs séchées blanches et bleues. Au milieu de cette futaie miniature, deux houppettes coniques de poils jaune et rose se dressaient comme des flammèches.
Guillaume plaça l'ornement sur le haut d'une étagère plaquée contre le mur dont les six degrés devaient recevoir la presque totalité des livres de Nelly. Le verre quelque peu déformant laissa paraître des formes de couleur sombres et vives et des taches de soleil.
- C'est plutôt joli, cette affreuse babiole s'étonna-t-elle.
Ils commencèrent à ranger les livres, Nelly soupirant parfois en désignant la cuisine. « Je la laisse s'amuser, elle est tellement seule ». Louisette, s'affairait bruyamment, chocs métalliques heurts d'objets en bois. Elle avait allumé la radio.
-Je ne viendrais plus chez tes parents, déclara Nelly.
-Elle ... elle ...n'a pas cherché à ... te blesser.
-Lorsque j'étais au lycée, j'allais toujours la voir à la bibliothèque. Elle me donnait des conseils de lectures, m'emmenait à des expositions, j'ai osé entrer dans un musée grâce à elle, elle savait converser comme si j'étais son égale. »
Guillaume se souvenait de cette époque : Nelly portait des jupes grises ou bleu marine s'arrêtant au genou un chemisier blanc dans le style écolier, un cardigan sagement boutonné et assorti, ne se maquillait pas. Elle portait cette même chevelure blondie, parfois tressée : une seule natte et un élastique de couleur. Son regard intense aux iris presque noirs, avait de l'éclat. Intimidée, la voix incertaine, elle parlait bas comme on devait s'y astreindre dans une bibliothèque, se permettant quelques rires pour faire écho à ceux d' Alida.
Mais le mouvement singulier des lèvres la moue disaient je n'y crois pas vraiment.
-Je l'aurais presque considérée comme une autre mère, expliqua Nelly :Elle repoussait sa machine à écrire dans un soupir bruyant et un sourire complice
adressé à moi, murmurant des plaintes exprimées avec bonne humeur sur l'ennui de sa condition.
Un jour, elle a cueilli un livre sur le présentoir, tout à fait comme une fleur rare nouvellement éclose et me l'a tendu « Malgré tout, Lacan ce n'est pas du tout difficile, tenez ! ». J'ai ramené l'ouvrage deux semaines plus tard, torturée : Qu'allais-je pouvoir prétendre avoir compris ? J'avais copié « cortex » et « synapse » accompagnés de leurs définitions, et je me demandais pourquoi il convenait de s'étonner du fait que à un moment de son histoire, l'être humain se reconnaît plus ou moins mal dans l'image que lui renvoie...
Surprise, elle a observé le volume : Je t'ai donné ça ? Elle avait tout oublié...et peut-être rien lu elle-même !
En tant que professeur j ‘espère pouvoir montrer aux élèves que rien de ce qu'on tient pour acquis ne va de soi, que tout est à interroger ».
-Je présume lui dit Guillaume que cette image ou cette fleur rare, ce devait être Andrew : tu n'avais d'yeux que pour lui ! Ma mère te l'avait présenté en faisant des phrases à sa façon et tu essayais de lui parler anglais.
-Nelly éclata : « ton cousin ! Tu deviens fou ! Et comment le saurais-tu ? »
-Je me rendais parfois à la bibliothèque avec Fiord : tu ne prêtais aucune attention à ces deux gamins débraillés qu'elle t'avait désigné comme ses gosses.
-Moi, intéressée par ton cousin, cria Nelly, comme si elle venait de subir les derniers outrages. Ce petit branleur à sa maman !
-Le « marteau piqueur », je me doute que ce n'était pas lui ! railla Guillaume.
- J ‘ai le droit d'avoir un passé, je suppose ? répliqua Nelly violemment. Et de n'en rien dire ? Parce que si je te demandais ce que toi ...
Le ton montait, au risque de provoquer une intervention de Louisette, où de satisfaire trop aisément son intérêt pour les problèmes personnels de sa fille à supposer qu'elle veuille prêter une oreille complaisante. On en vint aux menaces, Nelly brandit un gros Gaffiot, et Guillaume, à qui personne n'a jamais su montrer le latin, l'observa avec consternation, feignant de se protéger le visage.
Leurs bras pourtant retombèrent.
La chaleur aidant, Guillaume devint écarlate et sa respiration s'altéra, tandis que des taches de rousseur s'allumaient sur son visage. Il se fit montrer la salle de bain, s'y enferma, l'étrenna en vomissant dans les toilettes neuves de couleur crème les pilules qu'il venait juste d'avaler, et se reposa un moment, assis sur la cuvette, après avoir utilisé l'inhalateur.
Les produits de toilette étaient dispersés un peu au hasard, certains dans des cartons, d'autres s'alignant déjà sur la tablette au-dessus du lavabo. Une bouteille plate emplie d'un liquide jaune foncé vissée d'un bouchon vert pourvu d'une étiquette mentionnant « Tiaré ».attira son attention.: N'était-ce pas de ce liquide que Nelly usait depuis la veille ? De lourdes effluves, entêtantes, presque suffocantes comme un slogan indéfiniment répété.
Il avait supporté cette odeur sans oser se dire qu'elle l'incommodait jusqu'au malaise.
Après avoir versé le liquide dans le lavabo et rincé plusieurs fois la bouteille, il la jeta dans une corbeille à papier placée là en guise de poubelle.
Il les rejoignit dans la cuisine. Louisette observa une sollicitude certaine envers lui, offrit une tasse de café très corsé.
« La vie de couple ... dit cette femme avec une certaine fougue , en faisant de grands gestes et tirant avec force sur une simple cigarette qu'elle fumait comme on l'eût fait d'un cigare, s'environnant d'une épaisse fumée blanche, la vie de couple ... Elle secoua la tête énergiquement.
C'était un curieux personnage que cette femme, à la fois ingénue autoritaire et combative, la figure poupine le geste et le verbe impérieux, qui ne ressemblait guère à ce que Nelly en disait, une femme traquée par un époux importun et pressant , puis séparée et maintenant esseulée.
Nelly avait toujours évité de les présenter réellement l'un à l'autre, Guillaume ne s'en était pas plaint, craignant que les parents de Nelly, ne s'avisent de le considérer voire l'appeler le fiancé, et ne se comportent comme s'il allait épouser.
Ne vivaient-ils pas dans un monde où le mariage de la fille de vingt ans est encore la chose la plus naturelle du monde ?
Mais Louisette termina: « la vie de couple signe l'apothéose d'un sentiment ».
Tous deux échangèrent un sourire amusé.
Guillaume se sentait toujours envahi par les fragrances tenaces de l'eau de tiaré. Il tenta de se concentrer sur l'odeur du café. Et voilà que Louisette lui demandait ce qu'il faisait dans la vie attaquant ses phrases avec détermination.
Il dessine et il peint. Il effectue aussi de petits travaux à la librairie du lycée , le samedi et le lundi...
et vous les vendez vos dessins ? Il fait peu de transactions réelles mais a toujours cherché à vendre : la première fois, à l'école primaire, un dessin représentant une bataille,
Quoi, une bataille ? Avec des soldats ?
Oui, des soldats de L'An Deux...
Toi, Guillaume ! Ce n'est pas vrai !? Nelly parut fort réjouie.
C'est surprenant, estima Louisette, un enfant qui vend ses dessins à l'école, à d'autres enfants ! Le commerce à l'école ! Puis des dessins comment ça peut-il intéresser ? Je veux dire, d'autres gamins ? Ne pouviez-vous les offrir ? Guillaume expliqua : lorsque un copain en désirait je lui proposais un prix, un prix vraisemblable, ou un objet à échanger.
- Eh bien, vous ne manquez pas d'audace !
- C'était de vrais dessins. Guillaume prit un ton ferme.
-Comment expliquer ce que sont de vrais dessins ? S'inquiéta Nelly. Alors qu'on ne cesse de s'interroger : qu'est-ce qu'une véritable œuvre d'art ? Une vérité vraie ? Le véritable amour ? La vraie vie ?
-Je n'entend rien à tout cela fit Guillaume, avec l'ombre d'un sourire.
Je n'ai pas beaucoup vendu soupira-t-il.
Elle le regarda sans aménité, mais resservit du café à tout trois généreusement. Guillaume renchérit : il a toujours eu un prix en tête dès qu'il s'agissait de ses dessins. Comme c'était précieux pour lui, il fallait que ce le fût aussi pour les autres, les amateurs étaient peu nombreux, et ça ne s'arrangeait pas avec l'âge, mais il avait de petites commandes, et la première fois qu'un adulte, une psychologue, lui a demandé son dessin, il a annoncé le prix. En le multipliant par vingt, un adulte ça a presque toujours de l'argent, et vingt ans de plus que l'enfant pour le moins. Surtout dans ce cas précis.
Tout d'un coup, Louisette grimaça
- Vous alliez voir les psys, enfant ? Qu'aviez vous donc ?
- J'étais affecté d'une pathologie rare et rebelle apparentée au groupe des paraphrénies.
Cette fois, elle se tut.
Guillaume baissa les yeux sur sa tasse. Nelly enfouit son visage dans ses mains, laissant échapper de légers gloussements.
Une musique douceâtre s'échappait du poste de radio et un commentateur se mit à susurrer. « Noelle aux Quatre-Vents » , Louisette parlait en même temps que lui et sur un ton nettement plus dur.
« Eteins ! supplie Nelly. Ce feuilleton... »
- Mais, tu l'écoutais avec moi !
- Enfin, maman, ne fais pas semblant, j'avais douze ou treize ans, j'étais sotte, surtout avec une éducation pareille ! »
-Vous voyez ce qu'elle dit de moi ? Louisette prit Guillaume à partie.
« Quelle est l'intrigue ? » demanda t-il, pour que le vent tourne, sinon les quatre »
-C'est, répondit Nelly, une godiche quelconque aux cheveux qui s ‘envolent, fiancée à un instituteur français, qui s'appelle François, parce qu'il est français, dans un trou normand, et lamentablement amoureux. Et comme elle voyage un peu, elle a rencontré un pianiste grec, fils d'un armateur grec, qui s'appelle Urgo.
-Ugo, rectifia Louisette. Ou-go, épela-t-elle.
-Il ne peut, dit Nelly, jouer que le Concerto pour la main gauche, parce qu'il s'est blessé la droite, dans des circonstances que, par égards pour lui, je ne puis révéler. Bien sûr, tous les deux ont besoin d'elle ils vont se suicider l'un et l'autre, si elle ne tranche pas, le dilemme est poignant.
- vous voyez, objecta Louisette, à Guillaume, avec un petit rire que Nelly a toujours préféré l'instituteur.
-Sage résolution, estima Guillaume, mais Noelle devrait se chercher un troisième luron.
-Ah mais... Louisette s'apprêtait à faire d'étonnantes révélations qui resteraient ignorées : on sonnait.
Pierre Abrazone franchit le seuil avec sa nouvelle amie, Diane, une brunette, à petites anglaises serrées, drôle de petit visage mat, genre pain d'épice, moue triste, long corps et petits seins dans long tee-shirt blanc. Ils étaient suivis par Anne, et Mathieu qui le salua d'un air emprunté, s'installa autour de la table du séjour.