Guillaume n'est pas très en forme, il transpire beaucoup et a dû se rendre aux toilettes.
La mère de Nelly n'a d'yeux que pour Pierre. Et d'oreilles. Elle ressemble à une vieille poupée endimanchée. Ses façons mignardes jointes à un ton de voix trop musclé font bizarre! pas étonnant que Nelly ne la montre jamais. Pierre , c'est le mieux des types présents ici, grand sans être immense, mince sans être chétif, robuste sans être athlétique, sachant suggérer une existence mouvementée, dangereuse, poignante : il s'agit en l'occurrence des destinées autogestionnaires de l'usine Lip, auxquelles il participe avec le père de Guillaume. Ils étaient sur le terrain.
La soirée s'avançait et Matthieu, qui ratiocinait en lui-même ne pouvait parler ni à Nelly, ni à Guillaume. Il prit la cigarette qu'on lui tendit sans même faire semblant d'inspirer, but sans mesure le vin très fort et râpeux.
Il essaya de mastiquer une part de tarte aux pommes, les tons bruns orangés étaient beaux à voir mais au goût, on aurait dit du carton-pâte. Le poulet « cuit au feu de bois » prêt à consommer, qui n'avait gardé que sa graisse et dont la peau était coriace. Une odeur écoeurante persistait comme si l'on avait cassé un flacon de parfum...
Il y avait en face de lui Andrew le cousin anglais et son accent l'irritait au plus haut point, son accent de cette école aimée des cruciverbistes et dont il ne remettait pas le nom. Nelly souffrait donc sa présence chez elle, dans son appartement tout neuf. De qui Andrew, avait- t'il les faveurs ? De la mère Alida ou de la fille Fiord ?
Son nez aquilin était plus accusé que celui de Guillaume et la bouche très molle. Il parla d'un de ces amis qui jouait du piano en zone rurale, souvent en plein air, sur la place du Marché, devant un public qui n'avait aucune connaissance musicale et les gens se montraient heureux, passionnés, enthousiastes...mais s'écria soudain Nelly,les gens... qu'est-ce que vous en savez ?
la musique s'apprend : votre public n'a pas voulu vous décevoir, voilà des prestations destinées à donner bonne conscience aux artistes.
Guillaume se retira sur la moquette et posa la tête sur le lit. Mathieu le rejoignit mais, les autres s'éparpillèrent autour d'eux. La jolie Diane rampa jusque vers le pick-up et posa un disque sur la platine. Ce fut Leonard Cohen, la voix interminable, lugubre, sépulcrale. Le living se transforma en chapelle, la frimousse gentiment affligée de Diane, dit « c'est extraordinaire. » Extraordinaires en effet, ces anglaises brunes qui s'égaillaient le long de son visage ; elle paraissait frôler l'extase ; et tous se taisaient à sa demande, communiaient par égard pour elle, se pliaient à ses volontés
Mais c'était Guillaume qu'elle frôlait.
Quelques amabilités plus tard, conscient d'être observé, il se leva brusquement et coupa leonard sur « I'm the fire he replied, and I Love your solitude, I love your pride »
Dommage se dit Mathieu qui se sentait proche de la dame de feu.
Cette fois on entendit un saxophone, morcellement de sons qui se heurtaient par saccades, sur une mélopée funèbre chantée par une voix de femme grave et lente. Guère plus enlevé que le précédent, le morceau présentait un caractère d'étrangeté fascinante. Les deux entités musicales ne s'harmonisaient pas, mais co-existaient singulièrement.
« Tu tiens le coup ? » lui demanda alors Guillaume, affectueusement..
-Mais oui, répondit Mathieu.
Anne secouait la tête pour montrer ses cheveux, redevenus noisette et l'on entendit un long conciliabule à propos des bienfaits de retrouver sa couleur naturelle. On reprit son gobelet en plastique, certain s'étaient muni de verres, et l'on but le café avec un reste de vin aigre. Un petit moment après, une discussion s'éleva entre Nelly et son amie, à propos du travail universitaire de cette dernière : « Je n'aurais pas choisi ce sujet -là : franchement rien à dire. Rien de bon, en tous cas.
-Moi, je trouve au contraire que c'est un texte envoûtant en même temps que dépouillé.
-Bah, c'est un récit qui se veut poétique, et qui est terriblement sentimental : trop de couchers de soleil roses et de ciels flambant, trop de mains qui se joignent et de magnolias qui se froissent entre une paire de seins intouchables.
-Ah, c'est un genre, il me semble, dit Pierre, d'après ce que vous dites, un peu tartignolle, mais qui a ses lois, on est forcé de les respecter.
-Un genre de quoi ?
-Barbara je ne sais qui ?
Anne protesta, ne pouvant s'empêcher de rire.
-C'est à mourir, fit Nelly avec entrain, cette bourgeoise qui ne réussit pas à s'encanailler et qui discute avec un soi-disant ouvrier qui semble avoir appris la conversation amoureuse à l'aide d'un manuel en dix leçons.
-Nelly, intervint Pierre, le prolétariat n'est pas illettré, et toi tu craches sur tes origines, t'es vraiment odieuse ...
-C'est se fourvoyer, reprit Anne, que de relever une trame romanesque. Tout l'effet en est perdu.
-Je le vois bien que ça se veut lyrico-tragique, admit Nelly, surtout ce cadavre qu'on a planté au milieu et je suis fort capable de tuer moi-même.
Mathieu s'inquiéta deux fois : d'une part Nelly était sûrement capable de tuer Guillaume, d'autre part ce bouquin, il devrait l'avoir lu, c'est peut-être un Texte Fondamental,
il faut que j'en dise quelque chose, j'en ai au moins entendu parler !
Ça ne lui rappelait rien. : Pour s'encourager, il vida deux fonds de bouteille dans son gobelet.
-Moi, ce que j'aime, dit Guillaume, qui s'était rapproché, c'est la leçon. Rien que la leçon. Le bambin, c'est tout à fait moi.
-Et moi, répliqua Andrew, je serais ce professeur ? Cette professeure ?
Voilà : Andrew l'a lu ! Ça ne doit pas être trop compliqué. Quelle leçon ? Ce n'est pas celle d'Ionesco tout de même, ça ne colle pas avec le magnolia, l'ouvrier, le crime passionnel, le bambin.
Mathieu récapitula les informations, il ne savait toujours pas.
« Tu t'amuses ? », demanda Fiord.
-Je me débrouille. Toute la dignité possible, il la mit dans cette réponse
-Tu écris toujours ?
-Oui, bien sûr, mon autobiographie. C'est la deuxième.
-Quel en est le titre ?
- « Certifié non conforme».
-.Oh, un titre qui te va très bien !
- Vois-tu, ce sont de petits bouts de vie, comme des chutes de tissu dont on ignore à quoi ressemble l'habit qui a été fait avec le morceau retenu. le héros tente de lutter contre l'ennui mortel de ne pouvoir revêtir ce costume ... il imagine des manières d'endosser l'habit que d'autres, qui s'ennuient moins, expérimentent .Vois-tu, il me faut aussi inventer un monde que j'ignore. À l'inverse de ce que dit Mauriac, le narrateur ne sait presque rien de ses créatures... Je t'en donnerais une copie » lui promit Mathieu.
Fiord remercia avec chaleur : ça lui aurait fait plaisir mais elle aura tellement de boulot dans sa nouvelle école !!
- Que sera ta nouvelle école ?
- J'entre à l'école d'Aubusson. C'est un établissement où l'on étudie la tapisserie.
Que Guillaume soit entré aux beaux-arts, Mathieu le comprenait car il lui trouvait quelque talent. Que cette pauvre Fiord ait pu intégrer un établissement prestigieux, il n'en revenait pas et se fit sec.
- Je ne te vois pas en Dame à la Licorne mais tu ferais une bergère passable.
Fiord fronça un peu le sourcil et s'éloigna enfin en direction de son cher cousin.
Tout d'un coup, Guillaume, se dressa et lança à la cantonade : la fête est finie. D'une voix forte et plus basse qu'à l'ordinaire. Certains des invités se lèvent, d'autres sursautent, il en est qui lui lancent un coup d'œil interloqué. De toute parts on effectue des déplacements pour se préparer au départ...