Aucun des Wilson ne l'avait jamais vue pleine. Alida lui aurait laissé tomber un « Mais je vous l'avez dit que vous étiez prospère ! Ça se confirme ! »
Nelly aurait lancé : c'est le sang des Wilson qui coule dans les veines de la créature qui vit en moi. Je vous ai bien eus ! Moi la fille de bonniche qui s'est mêlée de devenir prof ! Vous ne me croyez pas ? Ils ne la croiraient pas. Mais, ma pauvre Nelly, vous vous croyez dans un roman du dix-neuvième siècle, réveillez-vous !
Un violent séisme lui secoua les entrailles, un véritable retournement, à l'intérieur d'elle, toujours le bébé cognait dur, l'interrompait au milieu de ses scènes les plus fortes, de ses pensées les plus insensées.
Elle alla s'asseoir dans le petit coin-salon sur le divan, alluma la radio. On programmait des témoignages de femmes qui racontaient leur histoire, des histoires d'exilées déchirées entre deux cultures, entre deux langues, entre deux parents séparés. Nelly évoqua sa propre situation : elle avait de vagues origines à l'est. Ses parents avaient toujours habité la banlieue parisienne et vivaient « dans le présent » comme ils avaient coutume de dire, préférant oublier les ancêtres, sans histoire à raconter. Elle ignorait tout de cette région n'était la présence là-bas du retable d'Issenheim, et, dans un église quelconque, de la Vierge au Buisson de roses.
Une beauté celle-là. Mince et pâle.
Une de ses grands-mères avait vécu là-bas et fréquenté l'église. Comme ses autres ancêtres, la vieille dame avait travaillé à l'usine, à la maison, n'allait à l'église que pour prier, n'avait pas le temps de contempler les ornements. Son discours concernait les soucis domestiques.
Les hommes, eux, regorgeaient de plaisanteries graveleuses toujours reprises.
Etait-elle déchirée « entre deux cultures ? »Ou ne possédait-elle que ce qu'elle avait appris à l'école, et dans les livres ?
Entre deux parents ? Ils ne s'étaient pas séparés, c'était peut-être pire.
Entre deux langues ? La langue de bois et la langue de boeuf ?
La vraie déchirure ce serait la naissance du bébé.
Elle s'est toujours bien accommodée de son état, peu de nausées, quelques étourdissements, elle se serait presque trop bien portée et cette santé la rendait anxieuse, lui donnait à penser. Ne faut-il pas que le corps se rebelle contre l'organisme étranger qui se nourrit de lui ? Sinon que peut-on en déduire ?, plus tard, un jour, on devra payer
Depuis quelques jours, elle essaie de ne pas trop penser à l'enfant, à celui dont il faudra faire la connaissance bientôt, qui lui apparaîtra très différent de celui qu'elle porte. S'il n'était pas comme... s'il lui déplaisait, si subitement elle le prenait en grippe. Impossible, c'est l'enfant de Guillaume. Mais Guillaume l'a quittée. C'est à dire : il a tout fait pour se montrer odieux. Elle ne pouvait que partir. Ses proches ont respecté son incognito. Ils ou plutôt elles, ont eu tort.
Au début, elle s'est demandé, (maintenant elle s ‘étonne de cette naïveté), si le fœtus était un prolongement de la mère. Le sentirait- elle si l'on y touchait? Aurait-elle « mal au fœtus ? ». Après sa violente dispute avec Guillaume sa soudaine brutalité, elle a craint la fausse couche. Elle aurait eu une raison de le tuer, ç'eût été simple et tragique. Eh bien, non. C'était affligeant, mais ils ont continué à vivre chacun de leur côté, dans l'écoulement terne de jours non héroïques.
Guillaume a prouvé qu'il n'était pas grand' chose. Ce n'est pas une pluie d'or qui l'a fécondée mais un bout de viande temporairement turgescent.
Aux premiers mouvements du foetus elle a compris, et seulement à ce moment là qu'elle abritait un étranger.
Tardivement, lorsque sa grossesse fut avancée, la présence de l'enfant bien établie par ses gesticulations, et la réalité d'une proéminence bien
visible, Nelly a voulu joindre Guillaume tout de même. Elle n'aurait plus à chercher comment le dire : son ventre parlerait pour elle. Au téléphone, Eve Wilson avait répondu. Elle s'en
méfiait mais moins que d' Alida, devenue arrogante et mondaine à son égard.
Il lui avait appris que Guillaume habitait à Londres maintenant, depuis la rentrée de septembre, dans un appartement prêté par son cousin ( L'infâme
Stubborn !), s'était inscrit dans une autre école d'art plus ou moins équivalente, travaillait dans une librairie, mais aussi et surtout qu'il avait une amie.
C'est très sérieux, avait insisté Mr Wilson, sur un ton ferme et calme, presque menaçant malgré son immuable politesse, c'est une très belle thaïlandaise, (avait-il vraiment dit très belle ? Est-ce que tout cela était vrai ?) désirait-elle son adresse tout de même ? Elle n'avait pas répondu, pas indiqué son état. Il l'avait donnée cette adresse, lentement et sans répéter, ajoutant « C‘est tout ce que je puis vous dire ». Nelly avait raccroché, muette, frappée de stupeur, et de haine.