" Comment s’appelle-t-il?".
Nelly répond qu'il s'appelle Melchior, qu'il a trois ans.
" Melchior? Répète Isabelle d'un ton interrogatif. C'est un nom de roi mage!"
-A vrai dire, ce n'est pas du tout à cela que j'ai pensé. Pas consciemment en tout cas."
Mathieu entre dans la pièce principale, dépose une théière ronde en terre cuite et des tasses un petit pot assortis. Ils possèdent un service d’une belle simplicité. Entre eux ça a l’air tellement complexe.
" Melchior? " dit Mathieu à son tour, et cette fois il la regarde.
" Oui. Nelly parle de " L'Eveil du printemps" qu'elle a vu jouer. En octobre 74, deux mois avant son terme. Elle s'est passionnée pour le personnage de Melchior.
Mathieu n'a pas vu le spectacle. N'ayant lu que le texte de la pièce, et, contraint ou plutôt désireux d'imaginer quelques bribes de décor, il a placé le cimetière de la dernière scène dans le jardin de la propriété de ses grands-parents, la partie basse derrière la grille de séparation. C'est injuste d'ailleurs, et son grand-père aurait fait une de ces têtes! Le théâtre, hélas, il s'en fichait. Malgré tout, son jardin n'avait rien d'un cimetière, plaisanta Mathieu. qui s'égaya jusqu'au rire.
- C'est fréquent, estime Nelly, contente de l'avoir mis à l'aise d'une façon tellement imprévue, de mettre en scène une œuvre de fiction , dans un lieu qui nous est familier., en dépit de descriptions qui ne correspondent pas.. On peut se demander pourquoi tel lieu surgit alors de l'esprit pour faire plus ou moins les frais du décor.
-Oui, ça avait bien commencé ainsi, poursuivit Mathieu. Melchior sautait le mur du jardin de mes grands-parents, venant du champ du voisin. Moi même, je n'ai jamais fait le mur. Ni dans un sens ni dans l'autre.
-Ah, bon? dit Nelly en riant.
-Non; un petit village de trois cents habitants morne et assoupi sur lui-même, les bords de l'Heur, la Normandie pluvieuse, rien que des fermiers et des vaches alentour, pourquoi faire le mur? Le fait est que cette ultime scène se déroulait près du mur .C'en était presque hallucinant.
-Et l'Homme masqué, était-ce ton grand-père, dans ce cas? Nelly est contente de se sentir un peu à l'aise, elle plaisante aussi, reprend du thé, boisson qu'elle ne prise pourtant guère.
La poupée de Melchior sillonne la pièce à bord du camion extrêmement bruyant et sujet aux accidents.
Mathieu se réjouit que son ignoble beau-frère ne fût pas avec eux à dire à ce bel enfant : « Eh bien mon pote, tu trimballes une gonzesse dans ta caisse, Tu la mates ? » Nelly serait partie, offensée, pense-t-il.
-Qui est cet Homme masqué? demande Isabelle, comme si elle s'attendait à voir arriver quelqu'un.
Les deux autres rient de bon cœur: On ne peut pas te le dire puisqu'il est masqué justement! Non , ce n'était pas mon grand-père, vraiment pas du tout.
Mathieu s'interroge, l'idée le traverse, lequel des deux garçons, il serait si. Et Nelly lui donne-t -elle un élément de réponse avec son enfant ainsi nommé ?
-Je n'ai pas tout à fait compris dit Mathieu pourquoi l'Homme masqué était si dur avec Moritz. Ou je ne me souviens plus. Ni pourquoi il ne l'influence pas pour le faire revenir à la vie. Il n'intervient que pour sauver l'autre.
- On ne peut pas répondre immédiatement, mais Moritz est tellement persuadé d'être dans le vrai: il serait difficile d'agir. On veut aussi montrer qu'il existe des actes irréversibles. Que l'Homme masqué ne représente pas le pouvoir, mais seulement certaines interventions réalisables...
-Si je comprends bien, dit Isabelle, vous avez donné à votre garçon le nom d'un mort.
-Mais non, riposta Nelly, c'est exactement le contraire. Je vais vous expliquer. Pour résumer, il s'agit de deux personnages qui ont connu maintes épreuves avant d'aboutir à la formation de leurs personnalités .Au dénouement, l'un, c'est Moritz choisit d'habiter le royaume des morts, (elle eut un petit rire) symboliquement bien sûr, et sa morale s'énonce comme suit:" La conscience apaisante de ne posséder rien"; l'autre, Melchior, se retrouve parmi les vivants, il connaîtra " le doute éprouvant à propos de tout".
- Et vous me dites que vous préférez la deuxième solution! Je ne peux y croire. " La conscience apaisante de ne posséder rien", me paraît être une forme de sagesse. J'y souscrirais volontiers.
- C'est vrai, je n'aime pas la sagesse, avoue Nelly.
- On s'ennuie chez les morts, ajoute Mathieu.
Ils finissent leur thé, ainsi que l'abondance de gâteaux choisis par Melchior, qui dévore une friandise à la crème qu'il appelle un « Paris-londres »
Nelly ne peut s'entretenir avec Mathieu de ce qui la préoccupe. Elle lui demande s'il voit Guillaume quelquefois?
Tout à fait rembruni, cette fois, Mathieu lui dit n'avoir plus de nouvelles de Guillaume depuis longtemps.
Comprenant qu'il était temps de prendre congé, Nelly réfléchit à sa requête. Isabelle feint ne pas connaître Guillaume, ne réagit pas à ce nom.
Elle s'attarde avec son fils sur le seuil de la porte où Mathieu seul les accompagne, essayant de trouver une communication rapide à lui faire. Très vite, dans un souffle, Mathieu lui donne rendez-vous au Parc le lundi matin à huit heures devant la pièce d'eau.
La porte à peine refermée, Isabelle explose :" Tu oses laisser entrer ou peut-être même faire venir, une ancienne maîtresse que tu connais depuis le temps où tu étais chez tes grands-parents! Ce petit village assoupi avec rien que des vaches! Tu ne manques pas d'audace".
- Des vaches, rien de plus. Avec tous les problèmes que cela suppose ! répond Mathieu. Que faut-il entendre par « sortir avec » ? Quant à Nelly, c'est une relation de lycée.
-Et ce petit garçon, elle l'a eu de qui ?