Au début de cet été 1978, Guillaume vit seul dans la maison que son cousin Andrew lui a prêtée trois ans et demi plus tôt, lorsqu'il est parti dans sa famille paternelle, après sa rupture avec Nelly.
Pendant son séjour il a rêvé tout éveillé dans des amphis, dans des classes de mômes et d'ados, devant un comptoir de vente, dans un lit auprès d'une belle insomniaque. Il peint et dessine des créatures. Qui ne lui rapportent ni succès, ni estime, ni honneur, à peine un peu de satisfaction personnelle.
Son départ a mis Mathieu en difficulté. Ne pouvant pas obtenir d'emploi fixe, son ami comptait sur lui tantôt pour la nourriture, tantôt pour le logement.
Guillaume lui a envoyé de l'argent...que Mathieu n'a pas accepté. Il s'est fâché avec lui aussi, et n'a plus de nouvelles. Sans compter Andrew qui s'est mis avec Song et veut reprendre son logis. Guillaume n'est pas résolu au départ et continue à expédier chaque mois à Andrew la somme convenue pour le loyer.
Affreuse comédie que tout cela.
Pour retrouver le calme et occuper la solitude, il s'exerce au piano. Andrew lui avait dit qu'il était désaccordé, impraticable, sur un ton léger mais insistant. Il lui déplaisait que Guillaume en use aussi bien pour s'entraîner sur des partitions classiques, que pour jouer du jazz ou simplement plaquer des accords pour chanter des airs populaires.
Guillaume éprouve autant de soulagement que d'anxiété à se servir de l'instrument en profanateur.
Depuis quelque temps, il souffre aussi d'une hantise des images, plus spécialement des visages quelque soit le traitement où le support observé. Les visages lui sont autant de figures grimaçantes, hostiles, bouffonnes, il les esquive. Toutes les images qui l'attiraient, le fascinaient depuis l'enfance, l'agressent violemment. Et même la pensée que l'on peut tremper ses doigts dans n'importe quelle substance, étaler, salir des pinceaux, et des toiles est devenue ignoble. Sale, puéril, cruel. Que l'on puisse faire des mélanges avec des produits douteux, se tacher soi-même, souiller des toiles avec ses infamies, il en supporte difficilement la pensée, même si sa répulsion ne s'étend pas à ses productions personnelles, pour autant qu'il soit en train de les réaliser. La pensée s'oppose au geste mais ne fait que le renforcer. S'y adonner lui procure même un soulagement et augmente son dynamisme et son ardeur au travail ; jamais il ne s'est senti aussi proche de cet art qu'un mouvement contraire en lui condamne.
Ces accès de dégoût et d'hostilité devant ce qui s'expose, son désarroi envers les regards des images (elles le regardent presque toutes avec divers degrés d'intensité, l'envahissent lui sautent à la gorge) ne se manifeste qu'à l'encontre de produits finis.
Il ne renonce pas à son activité. Mais ne cesse de s'étonner.
Pourquoi ce monde autre, ne le surprend-il qu'à présent, et comment peut-il en parler raisonnablement depuis deux années qu'il donne des cours d'initiation artistique ?
Il sait que des interdits ont pesé sur la production des images et qu'il peut en avoir hérité mais pourquoi cette répulsion subite à la vue de quelques visages grimaçants et bouffons, de lèvres gourmandes, d'étoffes et des draperies, de bimbeloterie, de baisers lépreux.
Le Joueur de luth de Hals, et ‘l'allégorie de l'Avarice de Dürer. Qui l'un et l'autre s'imposent à son esprit avec une acuité particulière. Dans ces visions, ils se moquent de lui et désignent tous les autres tableaux comme s'ils en étaient les représentants, et le bouffon semble dire, en hochant la tête « voyez ce qu'est le monde : une grimace ».
Effarante comédie que tout cela.
On dirait qu'il a le même regard que celui d'un enfant. Outre son étrange hantise pour les images et les visages représentés et surtout peints, qui singent ou révèlent plus que jamais le monde d'une façon dérangeante, il est assez mal en point physiquement, tousse, crache, éternue à la moindre occasion, à la recherche d'un soupçon d'air. Il sait que sa hantise est une étape durable sur un chemin, et se dit parfois que ce couple devenu gênant le Bouffon et L'Avarice doivent être des représentations peu ragoûtantes de ses géniteurs.
Le tableau auquel il a autrefois pensé à propos de Nelly et lui, le Noli me tangere qui fut pour eux une expression préludant à l'érotisme, celui-là qu'il avait tenté de copier adolescent, échappe à son animosité anxieuse, et il possède une collection secrète de petites reproductions de la même scène interprétée par des artistes variés.
L'aventure continue.