Un matin chaud et orageux, après avoir tempêté Beethoven une partie de la nuit, et vaguement sommeillé sur le canapé, Guillaume s'approche de la fenêtre, entre deux arbres, le fleuve clapote en dessous d'un cumulus anthracite, gros chou-fleur qui menace de crever.
La rue est déserte, la chaleur étouffante, il prend la bouteille de lait le journal et une lettre.
Andrew qui lui écrit de rendre le logis ?
Déguisé en laitier ou en facteur embusqué derrière la porte, il l'attend.
Guillaume se force à rire de sa nervosité, sursaute : l'écriture sur l'enveloppe lui est familière mais ces lettres plutôt grandes belles bien formées, ne sont pas les illisibles gribouillis d'Andrew. Le déchiffrer requiert de la patience et des dons de divination. Guillaume se souvient avoir essayé de l'imiter, dès l'enfance, s'appliquant à écrire mal, persuadé que ce « mal » était un signe d'intelligence. Il a imité, envié, jalousé Andrew, fardeau aimable et infaillible. Il ne veut plus de ce modèle.
Arrivé dans le séjour, essoufflé d'avoir monté les marches à toute allure, sans raison particulière, il chasse Andrew de son esprit, enlève la capsule de la bouteille, et recueille la crème dans le goulot à l'aide de son index gauche.
Ce n'est pas Andrew, c'est Nelly.
Tremblant d'excitation, il relit son nom sur l'enveloppe. Une lettre de Nelly. Leur dernière entrevue. D'autres scènes plus anciennes auxquelles il pense parfois.
Même vivant avec Song, il a cru plusieurs fois l'apercevoir dans la rue, saisi par l'égarement et l'anxiété que causent la réapparition éclair d'images troublantes qui vous arrachent au présent.
De temps à autre les voilà réunis en rêve, une entrevue fortuite, équivoque, voluptueuse, une rencontre dans un autre monde, à l'occasion d'un voyage, étreinte d'une intensité suffisante pour épuiser toute une vie en quelques instants. Il se plait à ces rêveries, nullement prêt à affronter la réalité d'un message de la véritable Nelly.
Il allume une cigarette à peine quelques bouffées tirées la tête lui tourne. Il part dans la cuisine faire chauffer la bouilloire, la lettre toujours en main. Pas assez bien portant pour lire une lettre de Nelly. Mieux vaut se rendre dans son atelier pour... mais la chaleur aidant, il ne supportera aucune odeur de peinture. Il n'ose pas non plus déposer la lettre, comme si elle avait le pouvoir de disparaître en quittant le contact avec sa main. Le nom et l'adresse mentionnés au dos de l'enveloppe, une adresse inconnue de lui, le nom d'une ville le code postal, 95.
Il opère lentement, comme si l'enveloppe souffrait qu'on la fendît. Plusieurs feuilles de papier grand format apparaissent, du papier à lettre finement côtelé, d'excellente qualité. Une petite photographie s'en échappe, s'immobilise sur le sol, pudiquement retournée comme une carte maîtresse. Pourquoi lui envoyer sa photo ? Le cœur lui manque : une mutilation, une maladie incurable, des adieux appuyés par une image de déchéance.
« lorsque tu recevras cette lettre, je ne serais plus...chaque fois que nous nous sommes rencontrés, tu ne m'as pas reconnue et chaque non-regard m'as un peu plus défigurée, effacée ».
Voilà les mots que, dans son égarement, il voit déjà écrits, dont il ne sait d'où ils viennent, mais il ne saurait y en avoir d'autres. Fouillant dans les souvenirs il ne saisit que des détails et des visages brouillés.
Ils se sont manqués.
Regarde-la donc cette photo !
... rien d'effrayant : deux yeux marrons, un visage mince et pensif encadré de cheveux blonds, une chemise écossaise... rien de monstrueux. Pas du tout une femme. Un petit garçon.
Mais ça veut dire quoi ? Elle a eu un enfant et elle va bientôt mourir : une catastrophe a eu lieu, c'est pour cela qu'elle me recherche à nouveau.
Vive et acérée, l'écriture n'est pas celle d'une personne malade, mais des taches un peu trop nombreuses maculent le papier, le stylo fuyait, serait-elle morte en couches ? Qui, dans ce cas, écrit, en osant l'imiter ?
« Tu trouveras dans l'enveloppe une photo ; celle de Melchior qui est ton enfant et ton fils en même temps que le mien. »
« La manière dont nous vivions ensemble Se fréquenter et se laisser libre : j'ai voulu croire que c'était la meilleure solution.
Tu ne m'as pas laissé le choix.
Lorsque j'ai commencé à travailler en 1973, je me suis dit que je pouvais dorénavant m'occuper d'un enfant Guillaume ramasse la petite photo tombée encore une fois à terre, gagne la cuisine à grands pas, enfonce l'interrupteur de la bouilloire électrique, empoigne un sachet de thé dans la boîte, avec de tels gestes qu'elle va culbuter à l'autre bout de la pièce. La bouilloire entre en ébullition, et Guillaume s'agite et s'échauffe à l'unisson. Il entend un claquement sec, et s'exclame tout haut avec colère. Comment a-t-elle pu ? Sans dire un mot, sans rien dire, pendant des années?
Guillaume retourne dans le séjour, avec un bol plein, ayant eu le temps d'en casser un premier. Qu'est-ce qu'elle raconte ? Pourquoi moi ? Est-ce qu'il me ressemble ? La gorge desséchée, il boit lentement, allume une cigarette, qui, cette fois est la bienvenue, aspire avec fureur, le poison aimé et reprend sa lecture. Ou plutôt recommence au début.
Jamais elle n'a parlé d'avoir un enfant.
« Lorsque je t'ai rencontré, j'avais fait l'expérience de la goujaterie masculine et il n'était pas question de me soumettre aux services sexuels et à la reproduction de l'espèce. »
Aussitôt qu'il lui arrivait de se trouver des attraits, elle en déduisait être le genre de beauté vulgaire qui plaît à la quasi-totalité de la gent masculine, et flatte ses bas instincts. Ça, je le sais, ce n'est pas vraiment sa faute, le père, cet espèce de grand clown osseux qui se faisait friser les cheveux, bronzer la peau, et appeler Jack, qui ne cessait de l'humilier, de lui pincer les fesses, de lui faire des compliments ignobles dès qu'elle a eu dix ans, sa mère qui fermait les yeux, mais toi qu'attends-tu pour les ouvrir ?
Jusqu'à ce qu'Andrew me dise qu'elle l'avait entrepris lors d'un séjour à Paris et qu'il n'avait pas donné suite. Ce pauvre Andrew qu'une femme charnellement développée effarouchait.
Elle avait décidé, il me semble, que j'appartenais à une engeance particulière, ni saint-nitouche ni soudard que je la regardais avec d'autres yeux, et aussi, forcément que je lui faisais l'amour avec un organe différent des autres. Je le croyais, comme elle, et même davantage et je devais le lui prouver .... Avec les autre filles, je me conduisais comme un salaud, je ne pouvais faire autrement, avec mon autre sexe, l'inférieur, une simple bite, dégueulasse, aveugle, ignoble.
« Cette pensée qu'avoir un enfant de toi ce serait obtenir de toi ce que tu ne me donnais pas et ne pourrais pas me reprendre .Je n'avais pas l'intention de te le dire. Tu n'en aurais pas voulu, tu aurais cherché à me dissuader, puis tu aurais cessé toute relation avec moi.
En dehors de ces évidences, il était très important que tu ne le sache pas.
Le processus s'est mis en route, fin mars ou début avril 74. Nous étions dans les Cornouailles. C'est dans un de ces petits hôtels, peut-être le jour que j'ai trouvé cette Bible, je trouvais cela tellement bizarre, une Bible dans une chambre d'hôtel, je n'ai guère voyagé, et en France, il est impensable que ce type d'objet traîne dans des lieux publics ! Je la croyais oubliée par un ecclésiastique, et ma réaction t'a fait rire. Tu m'as lu des passages avec talent. »
Ah, oui, ce jour là ! Je lui ai lu la Genèse. Avec emphase. Je me trouvais assez doué, pour la comédie, pas pour la prédication. On a beaucoup ri on s'est violemment excité. Même le lendemain, nous n'étions pas rassasiés des Ecritures, ni du sexe.
Adam et Eve n'étaient pas le premier couple biblique à nous accompagner.
J'espère, mais comment être sûr, qu'il nous est arrivé de prendre du plaisir sans le soutien de quelque transgression imaginaire ou réelle !
« Peu avant sa naissance, en décembre, j'ai voulu réellement que tu sache. Ta famille m'a appris que tu vivais en couple, Que trois mois à peine après notre séparation, tu avais rencontré une fille et que tu vivais avec elle comme tu n'avais jamais voulu le faire avec moi en six années de fréquentation : partager le quotidien, l'écoulement des jours, pas seulement des vacances et des fins de semaine. Tu n'attendais, semblait-il, que d'être débarrassé de moi pour vivre ta vie ; il ne me restait plus que Melchior ( Je l'avais appelé ainsi à cause de l' »Eveil du Printemps »)
J'ai toujours parlé de toi à Melchior comme si vous alliez vous rencontrer un jour. Je le souhaite maintenant.
Guillaume pose la lettre, ses mains tremblent. L'enveloppe tombe, et la ramassant, il observe le minois de l'enfant, Mic...Melchior ? Elle aurait pu l'appeler Gaspard ! « Je suis venu calme orphelin/ Riches de mes seuls yeux tranquilles / vers les hommes... »
L'Eveil du Printemps ? Il ne connait pas mais le titre lui suggère leurs premières rencontres, celui qu'il était alors, un gamin qu'elle a dépucelé.
A nouveau la colère le prend. Puis une vague de souvenirs précis, concrets, violents.
Il observe le petit garçon blond qui mordillait sa lèvre inférieure, de grands yeux, sur un fond neutre. Elle n'a pas envoyé de photo genre la mère et l'enfant, pas davantage un cliché de lui en train de jouer à la maison. C'était quoi la maison ?
Il observe la photo encore et encore, cherchant plutôt qu'une ressemblance, un détail probant.
Avoir un enfant de toi, ai-je pensé, ce sera obtenir de toi ce que tu ne donnes pas, et tu ne pourras pas me reprendre.
Elle l'aime. Au point de croire qu'il y a-quelque chose à donner et à prendre. Au point de faire une folie.
Ou a-t-elle attrapé un gosse, perdu le père, et veut le lui faire endosser ?
Un cliché pris chez un photographe, une image impersonnelle. Quelques taches de rousseur, il ne sourit pas, l'air ennuyé et maussade. Au moins ne prend-t-il pas la pose.