15 octobre 2009
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Une petite fille blonde, les cheveux séparés en larges couettes qui giclaient de chaque côté du visage, dodelinait rêveusement assise sur trois lattes de bois accrochées à deux cordes que supportait une barre de fer horizontale qui étayait la tonnelle. La balançoire oscillait dans une trouée entre deux treillis de fils entrelacés. Francine avait six ans passés. Jamais plus elle ne s’élançait aussi haut qu’elle l’aurait souhaité sans faire trembler et grincer la barre. Elle devait plier les jambes à l’horizontale sous le siège pour ne pas racler le sol. L'instrument avait perdu ses capacités ludiques à mesure que l’utilisatrice grandissait. Mais ses grands-parents ne semblaient pas s’en apercevoir.
Dans sa main droite, l’enfant tenait une banane que sa grand-mère lui avait donnée pour le goûter. Le fruit était à demi débarrassé de son enveloppe dont trois pelures jaillissaient comme des pétales autour de la substance comestible ivoire qui se dressait fièrement au centre, suivant les lentes évolutions du mouvement de bascule. C’est du moins ce que croyait Francine mais lorsqu’elle porta son regard sur le fruit qu’elle avait en main, elle ne vit qu’un moignon de chair qui dépassait à peine des pelures retombées. Eperdue, elle sauta à terre, en quête de la partie supérieure du fruit, scruta l’espace de terre battue en dessous de la balançoire, là où ses pieds chaussés de sandales heurtaient si souvent le sol, et crut voir une abjecte bouillie qui se mêlait à de la glaise mouillée. Secouée de sanglots, elle franchit le carré de pelouse, puis l’espace gravillonné qui la forçait à ralentir l’allure, atteignit la véranda, et y trouva sa grand-mère à qui elle débita un flot de paroles confuses entrecoupées de gémissements convulsifs à propos d’une banane sectionnée à laquelle elle ne toucherait plus désormais et dont elle produisit le tronçon. restant. L ‘aïeule s’esclaffa et lui dit, croyant la consoler, que ses pleurs étaient inutiles: des bananes, on n’en manquait pas ! Elle pouvait lui en offrir une, deux, trois, et même dix ! »
Francine secoua la tête. Cette banane serait sa dernière. Elle le savait.
Sa grand-mère ne s’avouait pas vaincue.
« Ce matin, au Marché, ton grand-père a acheté des frécinettes, si tu veux y goûter.
- Des ? …
Lorsque Francine revint aux environs de la balançoire, elle épluchait du regard trois bananes naines d’un vert vif que l’aïeul avait rapportées du Marché. C’était de jolis fruits agréablement sucrés qui venaient d’un pays lointain, où le soleil brillait toute la journée jusqu’à minuit, où la pluie était plus chaude que la douche tiède dans la salle de bain, où l’on cueillait des nénuphars et des lotus bleus, où des alligators se vautraient dans des marécages, où l’on entendait jouer du tam-tam et du bongo, où les grandes filles dansaient toute la journée avec des fleurs blanches piquées dans les cheveux, où les petites filles mendiaient dans les rues…
Francine savait gré à sa grand-mère de ne pas l’avoir sermonnée ou menacée d’être privée de goûter comme l’eût fait sa mère. Toutefois, son chagrin ne pouvait cesser avec l’octroi d’une nouvelle banane même exotique. Jamais plus elle ne supporterait d’évoquer la première, hardiment érigée au milieu de son éventail de pelures. Elle n’oublierait pas non plus l’horreur ressentie à la vue de cette informe bouillie terreuse, restes méconnaissables du fruit rompu et tombé à terre qu’elle avait elle-même foulé aux pieds après la chute. Elle n’accepta plus que les bananes naines. Pour divertir les adultes sa grand-mère racontait périodiquement l’énorme chagrin si peu en rapport avec le menu incident. La fillette reçut en souvenir le surnom de Frécinette. Elle porta vaillamment son sobriquet et osa parler d’une balançoire neuve. Un an plus tard, son grand-père fit installer un petit portique, duquel pendait une échelle de corde, une nouvelle balançoire, et un trapèze. Le même jour, sa mère revenait de la clinique avec deux bébés braillards dont on espérait faire des acrobates.
Frécinette commençait à escalader le trapèze, et à s’y maintenir d’aplomb, lorsque sa grand-mère l’appela à l’aide : il fallait donner le biberon aux deux jumeaux et « ta maman n’est pas là, ce soir »
« Où est-elle ? s’enquit Frécinette
- Elle est partie se marier.
- Comme les princesses ?
La grand-mère se troubla. « Pas tout à fait. Elle épouse un monsieur plus âgé qu’un prince. Mais beaucoup plus raisonnable !
- Elle se marie avec grand-père, alors ?
- Voyons ! Que dis-tu là ! C’est moi que ton grand-père a épousée, dit l’aïeule en se tapotant plusieurs fois la poitrine comme si elle cherchait à éructer.
Qui sa mère pouvait-elle bien épouser ? se disait Frécinette, complètement perdue. Quel parti serait meilleur que son grand-père ? Il s’occupait de la maison, du jardin, de la voiture, recevait de l’argent tous les mois. C’était l’homme. La mère de Frécinette arrivait tous les samedis par le train, et repartait lundi matin. Depuis que son ventre avait poussé, et les nourrissons fait leur apparition, elle ne quittait plus les lieux. Ce n’était pas forcément une chance. Aujourd’hui, elle exagérait ! Peut-être sa grand-mère, atteinte d’une légère surdité, avait-elle mal compris : sa mère et son grand-père étaient partis à une réception entre adultes et ils n’avaient rien fait d’autre que discuter, boire et manger. Pourtant, le lendemain, Frécinette fut présentée à un autre monsieur bien plus petit que son grand-père, ventru, obséquieux, à la voix de banane écrasée. Les bajoues dégringolaient lâchement du visage. On la somma de l’appeler papa.
Frécinette se sauva et gagna le trapèze où elle se jucha. Elle n’en descendrait plus.