Dès ma première lecture au début des années 70, j'ai aimé Julien Sorel ! Et plus encore , le ton vif de ce roman et la façon dont Stendahl nous mène de
surprise en surprise.
Voilà une passion qui perdure...
L'imprévisibilité des actions ou réactions de Julien donnent du piquant au récit. Et l'on se laisse mener en bateau.
Je ne mets aucune image, car Julien n'a pas pour moi l'apparence des comédiens qui l'ont incarné, des films que je n'ai pas vus, et ne souhaite pas voir le moins du monde.
En 1825 à Verrières dans le Jura. M. de Rénal, maire de cette petite ville » qui peut passer pour l'une des plus jolies de la Franche-Comté », est jaloux de son voisin Valenod qui vient de s'acheter une nouvelle voiture. Pour faire bonne figure, il décide d'engager un précepteur pour ses garçons. Ce sera moins coûteux que la bagnole et plus distingué.
Il choisit Julien Sorel, dix-neuf ans, fils d'un charpentier, car ce garçon a été éduqué par l'abbé Chélan et on dit qu'il sait le latin.
Julien est fan de Napoléon, mais pour s'élever socialement il lui faut devenir prêtre.
Engagé comme précepteur, il pense que ce serait utile, pour aider à sa carrière, de séduire la maîtresse de maison. Mme de Rénal en est tombée amoureuse aussitôt vu, et elle ne lui est pas indifférente même s'il ne se l'avoue pas. les voilà bientôt amants ce qui donne à Julien l'occasion de s'investir dans l'amour, sans renoncer à son ambition.
Une femme de chambre jalouse, vend la mèche. Julien doit fuir. Grâce à l'abbé Chélan, il est admis au séminaire de Besançon, se fait aimer de l'abbé Pirard, et détester de l'abbé Frilair .
Lorsque Pirard s'en va à Paris, il recommande Julien au marquis de la Môle. Il fait l'apprentissage des mondanités à Paris dans les salons du marquis. Mathilde, fille de cet homme, a dix-neuf ans et Julien un peu plus de vingt. « Elle rêve d'un grand amour exotique » comme dit la chanson. Exotique et tragique, comme son ancêtre Boniface, amant de Marguerite de Navarre, la célèbre conteuse.
Julien est « exotique » parce que roturier et venant de la province. Il est aussi plus instruit que les jeunes nobles qui fréquentent le salon. Mais, alors qu'ils sont devenus amants, Mathilde fait souffrir Julien en feignant de s'éloigner de lui. L'amour entier et naïf de Louise de Rênal ne l'avait pas accoutumé à ces cruautés. Il entre dans le jeu, se venge, en écrivant des lettres d'amour à une autre femme, et en le faisant savoir. Par la même occasion il prépare un complot » ultra » à Strasbourg pour le compte du marquis.
De retour à Paris, on apprend que Mathilde est enceinte et veut épouser Julien. Le marquis finit par s'y résoudre et donne à Julien un titre de noblesse et une rente. Le jeune homme est content.
Louise a appris tout cela. Jalouse, elle envoie un courrier au marquis pour discréditer son ex-amant. Pris de folie, Julien se rend à Verrières, et tire sur Louise pendant la messe.
C'était aussi à la messe qu'il l'avait vue pour la première fois.
Il est incarcéré à Besançon. Louise vient le voir, la passion renaît entre eux. En prison, Julien se réconcilie même avec son père l'avare charpentier. Le jugement venu il plaide coupable, prétend avoir prémédité son acte. Il prononce un discours dans lequel il explique qu'il est un paysan ayant voulu s'élever au-dessus de sa condition et met en accusation les hypocrisies de la bourgeoisie et de la noblesse. Devenu lucide, il ne peut envisager autre chose que la mort, et s'en va sans vrai regret.
Mathilde s'empare de sa tête pour aller l'ensevelir elle-même, toujours fidèle à ce que fit Marguerite de Navarre pour son ancêtre Boniface...
On pense à Salomé avec entre les mains la tête du Baptiste, mais aussi à l'histoire contée dans le Décaméron, de la femme dont le mari avait décapité son amant et lui avait offert la tête. Qu'elle conserva dans un pot où elle avait planté du basilic... Là je m'égare... !
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Julien Sorel , donc "arriviste" et naïf, découvre progressivement d'autres valeurs que l'ambition et la satisfaction de l'amour propre : le plaisir d'un amour partagé. De 19 à 25 ans il fait l'apprentissage de la vie : Verrières, le Séminaire, l'hôtel de La Mole, la prison.La mort ne signifie pas son échec. Georgy Luças appelle dans la Théorie du roman ce type de personnage « l'idéaliste abstrait ».
Les femmes du roman :
Je pense que Julien n'aurait pu vivre avec Louise ( ennui prévisible) ni avec Mathilde ( problème de classe sociale).
Maintenant, je trouve que Louise et Mathilde sont deux figure féminines sans grande surprise par rapport à leur rôle social. Elles servent surtout à mon sens de faire-valoir à Julien. Mathilde est un peu plus complexe et plus intéressante. Au contraire, dans la Chartreuse, Gina est un personnage aussi solide que Fabrice. Je n'arrive plus à croire que Julien soit réellement amoureux de Mme de Rénal...!
D'ailleurs il s'agit plus de « la joie de posséder, lui, pauvre être malheureux, si méprisé , une femme aussi noble et aussi belle que Mme de rénal »
« Cette éducation de l'amour donnée par une femme extrêmement ignorante, fut un bonheur ».
A la fin il éprouve de la jouissance, davantage que le goût de posséder qu'il n'a plus.
Mathilde est la femme qui sert ses ambitions et assure sa descendance. Elle est utile, elle a été agréable.
L'aspect social du roman est loin d'être à dédaigner.
Les écclésiastiques : l'abbé Chélan est un brave homme, Frilair un dangereux Tartuffe, Pirard un intellectuel janséniste.
Il y a la Congrégation, organisation de surveillance et ses espions qui contrôlent l'opinion, s'immiscent dans la vie privée et destituent Chélan, Pirard et même M. de Rénal trop « timide », quoique royaliste convaincu. Je dois dire que cet aspect-là m'avait totalement échappé autrefois.
Les nobles : le marquis de la Mole est juste un politicien sans scrupule, le comte Altamira a du cœur, le comte Chalvet de l'esprit. A Paris, l'aristocratie est la sur vivance de l'Ancien Régime. Ils fomentent un complot « ultra « contre la monarchie du roi-bourgeois, et échouent, pas étonnant car ils ne savent vivre que de mondanités.
Les bourgeois : Valenod est une vraie crapule, M. de Rénal asservi à l'opinion est faible, trop tiède pour cette société de rapaces.
La société offre ses bienfaits aux arrivistes sans scrupules dont Valenod, et aux hypocrites. Valenod est le gagnant de cette histoire comme l'est Homais dans Bovary...
C'est un roman qui semble s'achever en apothéose. Julien a tout réussi. Même à se réconcilier avec son père et sa classe sociale dont
il finit par parler avec la distance suffisante mais sans rancœur. Pourquoi cette distance ? parce que Julien, le roman le laisse entendre, n'est peut-être pas le fils de son père. Dès le
départ il est différent. il ne cherche pas à gommer cette singularité, il veut la réaliser pleinement. Il a compris à la fin que ce vieux connard de Sorel l'y a aidé, même si c'était par
avarice. Il fait peur au maire et exige que Julien ne soit pas traité comme un domestique. Dans le fond il respecte ce garçon et lui trouve de la valeur même si cette valeur est surtout à
ses yeux marchande.
Et l'on se rend bien compte qu'être différent, ce n'est pas renier sa naissance, ni sa culture, et pas davantage les accepter. Etre différent, c'est assumer une situation impossible... Impossible aussi pour Julien de vivre la vie des bourgeois ou celle des aristocrates.
« Je ne suis pas jugé par mes pairs ; je ne vois aucun paysan enrichi dans la tribune. Rien que des bourgeois ».