Régis Jauffret Clémence Picot
Publié aux éditions Verticales en 1999.
C'est le portrait par elle-même, d'une infirmière de trente ans dont le prénom est Clémence peut-être parce qu'elle n'est pas clémente le moins du monde. Elle s'occupe principalement à persécuter son entourage, y compris elle-même. Les victimes sont ses patients, son vieil oncle qui vit dans le quartier du Marais, une voisine de son âge, Christine, veuve et alcoolique, Etienne le petit garçon de cette jeune femme, et un chien.
Et pourtant Clémence était pleine de bonnes intentions :
Un jour lors de sa visite à son vieil oncle, dans le Marais ( elle vit Boulevard St Michel) elle lui apporta des gâteaux et lui fit la causette comme à l'ordinaire non sans lui annoncer qu'il devrait bientôt aller en maison de retraite, de façon brutale. Suite à cette conversation, le vieil homme s'est défenestré. On la désigna comme coupable du suicide, accusation qu'elle ressentit comme injuste. C'est à ce moment-là qu'elle devient pour de bon malfaisante. Elle s'achète un chien Ric pour le blesser (en légitime défense, mais elle s'était employée à l'énerver) , feint de le soigner, tout en lui ménageant une agonie longue, avec peu de nourriture, obligation de manger son vomi, punitions diverses, promenades forcées alors que la bête est très faible.
Sa voisine d'appartement Christine, est alcoolique, ça m'a rendue folle, dit Clémence ( Qui rime avec démence...). Le petit garçon de Christine, elle le prend comme bouc émissaire : Clémence n'a pas d'enfant et veut procréer en « repeuplant la terre de créature de son cru », sans l'aide d'un homme cela va de soi. Elle sait comment on fait des enfants mais semble croire aussi à l'auto-engendrement. Etienne lui semble d'une race inférieure et elle réussit à en persuader Christine disons que cette dernière fait mine de lui obéir. Son mode de persécution débute par des diatribes verbales mais se poursuit par des actes : débranchement du tube à oxygène d'une malade ; saccage de l'appartement de Christine, dans lequel elle s'est introduite par effraction, et prétendu meurtre de l'enfant.
A ce moment-là le lecteur commence à douter. Le texte est écrit à la première personne du singulier mais doit-on croire tout ce que dit la narratrice ?
Le fait qu'elle s'exprime sur le ton du constat sans rajout de sentiments peut accréditer ses propos. Clémence semble raconter sa vie au jour le jour sans fioritures. Elle nous a dit qu'enfant, elle tua un clochard ivre endormi à coups de marteau. Voilà qui nous paraît peu vraisemblable...
Une seconde narratrice fait son apparition. En effet, avant que Clémence ne relate le « meurtre » d'Etienne, dans l'appartement saccagé, c'est Christine l'amie qui prend la parole à son tour pour quelques chapitres et nous livre son propre point de vue qui n'est pas délirant. Elle était seule, s'est laissée faire, et même persécuter par Clémence : elle y voyait un jeu et ne soupçonnait pas le danger.
Christine semble parfois parodier Clémence, ce qui donne l'impression que l'autre l'a influencée plus que de raison. Ces pages sont assez désinvoltes.
Et voilà un troisième narrateur : l'intervention d'Etienne devenu adulte, courte, quoique parfaitement rationnelle.
Cette épilogue contredit Clémence mais n'est pas placée à la fin du texte.
On peut penser que Clémence joue à être Christine et Etienne, et laissant partiellement son délire, joue à proposer une autre fin,, avant la vraie.
Le conditionnel : Lorsque Clémence ne dit pas ce qu'elle croit vrai, mais qu'elle est dans un accès d'agitation maniaque, à imaginer ce qui pourrait arriver et ce qu'elle pourrait faire.
Ce conditionnel n'est pas utilisé pour le meurtre d'Etienne. L'a-t-elle tué ? Croit-elle l'avoir tué ? Veut-elle le faire croire ?
Mais peut-être que le lecteur ne doit pas se laisser intriguer ni se demander si, dans cette fiction, Clémence a réellement fait ce qu'elle dit puisque l'on ne peut trancher. Alors la vérité n'aurait pas d'importance. Le but serait simplement de vivre le délire de Clémence en la lisant. Il faudrait faire preuve d'empathie...
Dans les fictions où le narrateur visiblement fou, est conduit à tuer, on sait plus ou moins la vérité de la fiction. Soit que rien ne vienne contredire le narrateur, et qu'on lui donne l'accent de la vérité, soit qu'un document officiel, venant d'un autre narrateur considéré comme fiable, ne donne son point de vue.
Ici ce n'est pas la même chose. On ne peut croire personne. Clémence tient un journal, mais le genre d'artifice que j'appellerais l'accent de la vérité manque. On la croirait probablement si elle était seule à s'exprimer mais la présence de la seconde narratrice et de l'épilogue signé Etienne nous plonge dans la confusion.
L'écriture, le style :
Le ton est monotone. L'évolution du délire de Clémence n'a rien d'une aventure ni d'une découverte. Il n'y a pas de conflit intérieur. Clémence expose ses mauvaises et bonnes raisons sans état d'âme. Elle décrit des périodes d'agitation effrénées : courses la nuit dans les rues fous-rires incontrôlables dès l'enfance, gestes agressifs de destruction violente, course folle de la pensée lancée au mode conditionnel.
Puis relate des épisodes dépressifs : elle a pris des calmants pour dormir, dommage que je me réveille, heures passées à ne rien faire, ennui mortel. Le lecteur éprouve lui-aussi de l'ennui après être passé par la perplexité (l'enfance de la narratrice contée par elle-même) le dégoût (faire manger au chien son vomi) l'effroi (on craint pour l'enfant) la répulsion ( la narration accumule une foule de petits détails concrets, réalistes...)
Finalement le lecteur éprouve terreur et pitié, comme dans la tragédie grecque. (Et oui ! Régis Jauffret est bon !) Pas pour Clémence ni pour Christine, mais pour l'enfant le chien et le jeune opérée du cerveau que Clémence dit avoir débranchée. Victimes innocentes d'un méchant destin qui les met entre les mains de Clémence.
Dans son délire, elle ne dit rien de très intelligent ni poétique, ce n'est pas Schreber. Rien de très étonnant on plus. Elle ne nous émeut pas ne nous fait pas peur. Ce délire est même assez ennuyeux. Il ressasse et tourne en rond.
C'est sur le plan du rythme ( conjugué à la monotonie du ton, aux détails salement concrets) que ce délire est convainquant, un délire maniaco-dépressif qui va crescendo... puis retombe, une pensée extravagante qui tourbillonne inlassablement, comme une feuille emportée à folle allure puis lâchée et ré entraînée encore par un vent capricieux.
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