Gallimard 2008.242 pages
Le dernier roman d'Annie Ernaux appartient comme tous les autres au genre de l'autobiographie qu'elle explore depuis ses débuts dans la littérature. Cet opus est davantage centré sur la mémoire et le temps. Comment garder une trace de son vécu intime et collectif, comment le transmettre, comment « sauver quelque chose du temps où l'on ne sera plus jamais »
De fait, le prologue de ce récit est une sorte de mise en scène des derniers moments d'une personne ces derniers instants où l'on dit que l'on revoit toute sa vie en très peu de temps...
Dans l'esprit de la narratrice défilent saynètes, anecdotes, sentences, bouts de phrase, de chansons, souvenirs à caractère visuels, qui l'ont touchée personnellement, et appartiennent aussi à l'imaginaire collectif.
« Tout s'effacera en une seconde. Le dictionnaire accumulé du berceau au dernier lit s'éliminera. Ce sera le silence et aucun mot pour le dire... la langue continuera à mettre en mots le monde. Dans les conversations autour d'une table de fête , on ne sera qu'un prénom de plus en plus sans visage, jusqu'à disparaître dans la masse anonyme d'une lointaine génération. »
La narratrice a prélevé une douzaine de photographies que lesquelles elle figure, de quelques mois à 60 ans et des poussières, les décrit avec une sèche précision de manière à pouvoir se situer à chaque cliché dans son époque, sa famille, son milieu social, tout en élargissant le propos à des considérations sur l'état du monde et des mentalités, les faits politiques, à ce moment qu'elle vécut avec tant d'autres. Ces souvenirs ne prétendent ni à l'objectivité totale ni à l'exhaustivité. De photo en photo nous progressons de la 2emme guerre mondiale à presque nos jours. Les faits évoqués, comme dans le prologue sont connus de tous, de sorte que le lecteur participe aisément même s'il est nettement plus jeune.
L'auteur se met en scène à la troisième personne, et ne s'étale pas complaisamment, tout en revisaitant son histoire personnelle avec simplicité et franchise. Lorsqu'elle évoque l'état du monde, elle utilise les pronoms « nous « et « on », ainsi que des groupes « les filles » « ceux qui... » Les gens » « les parents... ».
A la fin de cette longue évocation, elle parle du récit qu'elle va écrire celui-là même que nous venons de lire « ce sera un récit glissant, dans un imparfait continu, absolu, dévorant le présent au fur et à mesure jusqu'à la dernière image d'une vie. Une coulée suspendue, cependant, à intervalles réguliers par des photos et des séquences de films qui saisiront les formes corporelles et les positions sociales successives de son être_ constituant des arrêts sur mémoire e n même temps que des rapports sur l'évolution de son existence... »
Et c'est assez réussi même si l'on peine dans le premier tiers parce que peut-être on lit des choses que l'on a souvent entendues quelque soit l'habileté de l'agencement de l'auteur.
Mais il y a de vrais bonheurs d'expression :
« A faire l'amour avec le même homme, les femmes avaient l'impression de redevenir vierges ».
J'ai apprécié qu'Annie Ernaux montre ici une grande compréhension des problèmes que soulève la vie conjugale, le sentiment amoureux, et le désir sexuel. Elle formule bien les limites du mariage, mais aussi ce que l'amour sexuel contient de soumission, et à quel point on peut y être attaché.
De même, elle stigmatise les modes et les engouements de certaines époques :
« La généalogie s'emparait des gens. Ils allaient dans les mairies de leur région natale collectionnaient les actes de naissance et de décès fascinés et déçus devant des archives muettes où n'apparaissaient que des noms des dates, et des professions. »
Elle promène sur la politique un regard déabusé
« Jaruzelski en lunettes noires de mafioso reçu à l' Elysée ».
Rafarin qui a l'air d'un rond-de cuir du dixneuvième siècle
" au fond on préférait ne rien attendre avec la gauche au pouvoit plutôt que de s'énerver avec la droite"
Elle constate les ravages du temps :
« A mesure qu'on vieillissait on n'avait plus d'âge »
Elle décrit admirablement la déréalisation dans laquelle nous plongent les effets de la consommation à outrance :
« les espaces marchands s'élargissaient et se multipliaient jusque dans les campagnes en rectangles de béton hérissés de panonceaux lisibles depuis l'autoroute. Des lieux de consommation dure où l'acte d'acheter s'effectuait dans un dépouillement aride, blocs de construction à la soviétique contenant chacun, en quantité monstrueuse, la totalité des objets disponibles d'une même gamme, chaussure, vêtements bricolage, et un Mac Do en récompense pour les enfants »
mais à d'autres moments, elle parle aussi du plaisir que l'on peut y prendre...
Il est aussi question de la confusion engendrée par les nouveautés technologiques :
« cette étrange présence des êtres absents, tellement forte qu'elle suscitait un sentiment de faute lorsqu'on ne décrochait pas le combiné et qu'on laissait parler le répondeur »
Je vais vous mettre un bon lien, celui de Sylvie, dont le billet est très détaillé, et qui vous donne beaucoup d'autre liens intéressants sur Annie Ernaux.
L' avis de Dasola tout aussi positif
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