GF-Flammarion, 1985, 340 pages.
Publié pour la première fois en 1951.
Marcello Clerici, un enfant de treize ans, livré à lui-même. Ses parents ont de graves problèmes de couple ; son père souffre d'une pathologie mentale sérieuse qui le pousse à des actes de violence incontrôlés.
Le jeune garçon est resté fixé à un stade infantile de développement : lorsque ses parents vont dans leur chambre, il est persuadé que son père va tuer sa mère :
« D'abord il ne vit, au fond de la chambre noyée dans la pénombre, derrière le large lit bas, que les grands rideaux vaporeux des fenêtres, qui, poussés par un souffle de vent à l'intérieur de la pièce, se gonflaient jusq'au plafond. Ces rideaux silencieux, tout blanc dans la chambre sombre, donnaient une impression de désert, comme si les parents de Marcel s'étaient à leur tour, envolés de la fenêtre, dans la nuit estivale. Puis, dans le rayon de lumière qui, de la porte ouverte sur le corridor, arrivait jusqu'au lit, il aperçut enfin ses parents. Om plutôt il ne vit que son père, le dos de son père sous lequel sa mère disparaissait presque complètement, à part les cheveux épars sur l'oreiller et l'un des bras levés vers la tête du lit. Ce bras cherchait convulsivement à s'agripper sans pouvoir y parvenir. Et le père, écrasant sous son propre poids le corps de sa femme, faisait avec ses épaules et ses mains des gestes comme s'il eût voulu l'étrangler.
« Il est en train de la tuer ! « pensa Marcel, saisi, s'arrêtant sur le seuil. Une sensation insolite l'envahissait, une excitation combative et cruelle et tout ensemble un vif désir d'intervenir dans la lutte, que ce fût pour prêter main forte à son père ou pour défendre sa mère, car il ne savait encore quel parti prendre. »
Je vous ai cité ce long passage afin que vous puissiez aussi juger si l'écriture vous convient. La langue de Moravia est belle, classique, introspective, riche de situations ambiguës, poussant sans cesse à la réflexion.
Marcello est violent aussi. Son désarroi se manifeste par des actes de destruction et de cruauté, il massacre des plantes, un chat, rêve de tuer son ami, de posséder un vrai revolver, s'effraie lui-même de ses penchants. On peut penser que ses rêves de violence sont une compensation à son apparence efféminée.
Ses camarades de classe le persécutent. Le seul adulte qui s'intéresse à lui est pédéraste et cherche à assouvir des pulsions sexuelles. Marcello réussit à s'emparer de son revolver et tire sur lui avant de s'enfuir. Nous sommes au début du siècle, en 1920.
En 1937, Marcello a trente ans...et travaille au ministère de l'Intérieur. Il n'a toujours pas d'interlocuteur, mais collabore activement au régime fasciste. Sous une apparence de respectabilité à laquelle il tient beaucoup et même réussit à s'identifier partiellement, il est délinquant comme autrefois, sans que personne ne s'en aperçoive ou ne s'en soucie. Mais cela se manifeste de façon plus grave. Il a accepté de participer à l'élimination physique de son ancien professeur de philosophie, Quadri, opposant actif au régime, et exilé à Paris. Cette mission doit se combiner avec son voyage de noces. Il a épousé une jeune femme qu'il espère assez naïve pour ne pas poser de questions...
Ces actions, celle qu'il considère médiocre(le mariage) et celle qu'il sait criminelle (participer au meurtre de Quadri) il les fait pour être comme tout le monde, se conformer aux normes et rompre avec son passé. Bien sûr il est en pleine contradiction avec lui-même ; il ne fait que continuer comme par le passé ! D'autre part, il n'est pas si conformiste qu'il le voudrait. Le vrai conformiste cautionne le régime politique au pouvoir (quel qu'il soit...) certes, mais lâchement, en fermant les yeux sur tout ce qui lui paraît susceptible de le mettre en difficulté. La vrai conformiste ne se livre pas toujours à des actions criminelles, même s'il peut éventuellement les couvrir, sachant que cela ne lui coûte rien.
Conformisme et délinquance ne sont pas incompatibles, pas synonymes non plus.
Etre dans la norme, est pour ce personnage une excuse derrière laquelle il se dissimule son désir de destruction, toujours actif.
Marcello lui s'engage à fond dans une entreprise dangereuse. Et pour peu de profit, sinon sa tranquillité d'esprit qu'il n'obtiendra pas. Le fait qu'il s'en prenne à un professeur de philosophie est significatif de la haine qu'il porte aux pédagogues et aux maîtres à penser qui l'ont ignoré dans son enfance. On se rappelle le passage du chapitre 2 dans lequel Marcello, persécuté par ses congénères, et abandonné de ses parents, demande du secours à son professeur de collège, lequel ne fait qu'aggraver la situation, le rendant encore plus ridicule auprès de ses camarades. C'est donc la vengeance qui le pousse ! Le professeur a une femme, dont il tombe immédiatement amoureux. Ces moments d'amour nous le rendent sympathique.
Ce sont aussi les seuls moments où il manifeste une aptitude à des sentiments élevés. Le seul moment où il croira à quelque chose. Bien que dans cette subite passion il trouve encore le conformisme le « vrai » : « Il retrouvait à travers Lina la normalité tant souhaitée ; non pas ce conformisme conventionnel qu'il avait recherché pendant tant d'années, mais un autre conformisme de nature en quelque sorte évangélique. En face de cette normalité lumineuse et éthérée, le lourd harnachement de ses engagements politiques, de son mariage avec Julie de sa vie raisonnable et terne d'homme d'ordre, ne lui révélait autre chose qu'un déguisement encombrant, adopté dans l'attente inconsciente d'un plus digne destin. «
Car Marcello, bien qu'il adhère au régime fasciste au point de travailler dangereusement pour eux, n'idéalise pas ses chefs, ni aucune personnalité. Il n'a pas non plus d'estime pour ses supérieurs, guère plus d'estime pour ceux qu'il sert que pour celui qu'il envoie à la mort... Il n'a pas non plus de pensée politique, n'adhère à aucune idéologie, reste indifférent à l'égard de la religion.
Tout au plus, dans sa « mission » pense-t-il apprécier le rôle de Judas qui lui est dévolu.
Il est complètement nihiliste, sans le savoir...et néanmoins fin observateur de la société où il vit, des travers des gens. Intelligent et totalement aveugle.
Plus tard, trop tard, il se rendra compte qu'il se sent responsable de la famille qu'il a fondée, et les a conduits à leur perte.
Un portrait intelligent, réaliste, un roman plein de suspense, avec de belles pages. Le meilleur Moravia que j'aie lu jusqu'ici.