Au relais H j’ai dû faire de la monnaie sur 50 euros. Je n’osais acheter seulement un quotidien, craignant qu’on ne veuille pas de ce billet. J’ai pris les « Cahiers du cinéma » qui sont très chers. En avance, je vais de long en large entre les livres de poches. Un monsieur qui pourrait être nonagénaire, en gabardine et chapeau tient une histoire de la littérature française de d’Ormesson. Je me rappelle ma première histoire de la littérature française deux volumes chez Larousse,pour mes treize ans dont j’avais appris les notices par cœur. Les illustrations en noir et blanc. L’homme a un tic et je crains qu’il ne lâche son ouvrage. « Il n’y a plus de bons livres me dit-il, il y en a jusqu’au ciel mais pas de vraie littérature. »
Je désigne la muraille de poche qui tapisse le mur du fond et lui dit « Regardez, il y a Flaubert : quatre « Flaubert ». Et Gide (six Folio ) et Victor Hugo ( Trois ou quatre…). Autant de littérature classique que de moderne. Fifty/fifty.
Il me répond un oui peu convaincu, et enchaîne sur le programme de TV du soir ; « on va donner « Bel Ami » mais je n’aime pas les films tirés de romans, je ne sais si vous êtes de mon avis… » Je le concède pour lui faire plaisir, et il me sert un » au revoir madame, merci » fait un pas en arrière, pour reprendre aussitôt la conversation. Va-t-il acheter d’Ormesson ? Il n’a que le deuxième tome en main.
« Prenez les deux tant que vous y êtes, lui dis-je ; les deux tomes. » A présent, il feuillette le deux et hoche la tête négativement : « Non, je suis trop fatigué. Et puis dans le deux, il y a un chapitre sur Marguerite Yourcenar. Les Mémoires d’Hadrien, ça c’est un chef d’œuvre ! Vous ne trouvez pas ? » J’approuve, un mensonge, je n’ai jamais pu le lire. Il me remercie, salue une seconde fois, et je me sauve.
A la Fnac Saint-Lazare, je vais m’asseoir à la cafétéria avec un de ces ouvrages récemment parus que l’on ne doit pas rater. Coup d’œil circulaire : la jeune fille qui venait en mars est revenue (de vacances peut-être). Elle a toujours son cartable plein à craquer entre ses chevilles. Toujours le même pantalon noir, le pull vanille en coton à manches courtes, encolure v, la même façon de se pencher sur son livre comme si elle plongeait dedans. A présent ses cheveux sont permanentés et elle porte des anneaux d’or aux oreilles, mais son menton est encore ombré d’un duvet ; je me tâte les poils de menton. Je me dis si tu t’inscris au Forum de discussion du Figaro, appelle-toi Barbapapa. Mais rien que d’y penser… la jeune fille se balance toujours autant la jambe droite croisée sur l’autre, quand elle s’y met c’est périlleux, la table est saisie de secousses sismiques lisibles haut sur l’échelle de Richter. Avant les vacances, un autre convive finissait toujours par l’admonester. De fait, s’il y a une place libre c’est forcément à sa table. J’arrive à une heure d’affluence, et je suis presque toujours sa voisine. Je garde une main ferme sur mon plateau et vide un peu de sucre dans le thé à la cannelle. Pauvre Cannelle ! Et la suivante toujours enfermée dans un camion anesthésiée… de la folie ! En mars , ma voisine lisait Philip Dick « La Couleur tombée du puits ». A présent elle est plongée dans « J’ai deux mamans » un documentaire romancé sur les problèmes d’intégration de deux mères porteuses. Le chapitre en cours s’intitule « Les dérivés du sperme ». Je n’ose pas lui demander.
J’ouvre mon « Asiles de fous » de Régis Jauffret. Sorties de Verticales, Régis et
son monde (Clémence Picot, la terrible infirmière, Fragments de la vie des gens, Univers…) ont déménagé chez Gallimard.
Une femme veut se débarrasser de ce qu’elle a (« ce corps qui me pèse comme une lourde poubelle ») de ce qu’elle n’a pas (« Ces enfants que nous n’avons jamais eu ») et de ce qu’elle n’a plus ( « sa bite, une bite ridicule, au poil ras
comme celui d’un rat, fine comme une queue de rat, et toujours humide, malsaine comme un museau de rat… qu’il prenait pour un étendard lorsqu’elle se dressait dans le lit avec la vulgarité des
gens qui croient distingué de mettre leur petit doigt en l’air en saisissant leur tasse de thé quand ils sont en visite chez une fausse duchesse à la peau fanée… ») N’aurais-je su
que l’auteur était un homme, je m’en serais doutée. Parler de cette manière du membre masculin aucune femme n’en aurait l’idée (sauf cas du livre de commande). N’empêche, je
suis contente, il a toujours de la verve mon Régis, par la bouche de Gisèle.
Gisèle, puisque c’est elle, imagine une scène conjugale avec cet autre qui est parti et dont elle craint la réapparition. Un peu plus loin, elle raconte « comment elle est devenue seule », le jour où Damien est parti le 15 octobre à six heures, pour Toulouse en avion, je reviens ce soir. Elle s’est recouchée. Pas pour longtemps. Le beau-père (le papa de Damien) est venu pour remplacer le robinet dans la cuisine.
-
C’est un robinet. -
Il est garanti à vie. »
« Il est beau et solide et c’est parce qu’il est solide qu’il est beau.
La métaphore est grosse et on se la file avec
entrain. Gisèle regrette que le beau-père n’ait pas fait venir le plombier… qu’un robinet neuf n’ait pas poussé la nuit à la place du vieux. [Ce sont des choses que l’on regrette fréquemment,
pauvre Gisèle ! je m’identifie au Personnage.] Le vieux aurait sauté directement à la poubelle
comme une grenouille.
Le robinet n’était qu’un alibi, beau-papa passe aux affaires sérieuses « Damien vous quitte, c’est irrévocable ».
Ma voisine s’est absentée pour remettre en place « Les deux mamans » de Claire Breton. Ma voisine
a-t-elle l’âge d’être née d’une de ces embrouilles entre femmes ? Où veut-elle procréer de cette façon ? Je n’ose pas lui demander. Elle revient avec un petit poche rouge de Ted
Stengers « Sacré français ! Un américain vous regarde. » Je n’arrive pas à suivre le fils de ses pensées. Je n’ose lui demander.
Maintenant c’est Solange, la belle-mère qui s’empare de la première personne du singulier pour nier tout ce que Gisèle vient de dire en tant que narratrice. Son mari n’a
jamais possédé ni posé de robinet, il ne s’appelle pas François mais Joseph… « Nous nous sentions humiliés que notre fils partage la vie d’une femme pourvue d’un physique inférieur
au sien ».
Et Gisèle en plus, elle passait tout son temps à écrire sans rien publier jamais. Que faire d’une belle-fille comme celle-là ? Je me sens visée.
Je doute que Gisèle ait menti. Devoir renier tout ce que je viens de lire avec passion, c’est dur. Je louche vers
ma voisine pour lire dans son livre à elle. N’y parviens pas. J’essaie d’imaginer un Américain en train de me regarder. Je le vois : le nez de travers,
le visage très long, les tempes très serrées comme si on l’avait sorti aux forceps…les cheveux en bataille.
Page 135, le troisième narrateur attaque. C’est un homme. On le connaît véhiculé par les paroles des autres:
Damien, fils du poseur de robinet et de Solange, la belliqueuse. Damien revient de Toulouse il est saoul. L’avion n’a pas crashé mais lui il vomit. Et il voit. Voit Gisèle en rêve et invente un délire parlé, cru. Dit à son père de l’enculer, lequel lui rétorque « Tu es saoul « et
l’envoie au lit. Entre les draps il se lamente, révèle son enfance « Mes parents n’étaient qu’une charcuterie symbolique et peu roborative. Il me fallait ramper jusqu’au frigo… ma mère
m’a alpagué pendant que je pressais une orange. Le sol de la cuisine a repoussé, Gisèle gouttait dans l’évier. »
On se souvient que le robinet neuf est resté chez Gisèle, quoiqu’elle n’en ait rien à faire ; c’est ce qu’elle disait.
Il faut se battre ! Solange reprend la parole. Et ça gicle fort. Puis Gisèle qui veut avoir le mot de la fin. « Je suis une femme verbale, quelqu’un d’imaginaire et variable, comme tous les autres gens de cette histoire. Pourtant avant de disparaître, je voudrais m’incarner un instant ».
Ma voisine s’est lassée de l’américain qui vous regarde : elle l’a échangé contre « La France des FDD », un gros livre, rouge encore, signé Frédéric Teulon.
Pas CDD, non, FDD. C'est quoi ? Foutaises à durées déterminées?
« Le temps de vous avouer que Damien n’est pas celui dont je vous avais parlé… Mais je ne regrette pas de
l’avoir aimé, même s’il était aussi incapable d’amour qu’un texte, une bande de mots contradictoires, indifférents, réversibles… »Vingt-cinq adjectifs plus tard on
termine par « assassins ». Régis est généreux en adjectifs ; parfois un peu trop.
FDD ce n’est pas une bande d’assassins, ni une société, mais « Fils et Filles De », dont le gros pavé rouge nous offre l’annuaire en prime : 500 familles nobles.
Cette fois, ma voisine sort son agenda et elle écrit des références. J’essaie de la comprendre : Après s’être laissée regarder par un américain, elle n’a pu s’empêcher (compensation ?) de se réfugier chez les aristocrates de la vieille France.
J’émiette mon muffin poire vanille.
« Je l’ai aimé, même s’il est resté tout au long de notre silence enfermé dans le langage poison mobile qu’il confondait avec la liberté et dont il sortira un jour pour expirer-shakespearer ».
Du coup je veux commander un milk-shake ; ils n’en ont pas.
Car je suis sûre (Gisèle vous parle) qu’il est toujours plus ou moins vivant, assez sans doute pour avoir écrit ce roman ».