Je me présente à un entretien collectif d’embauche dans une bibliothèque, dans la banlieue parisienne à Malcombre, 92. C'est à deux kilomètres du RER,à pied; un bus peut nous emmener devant la Bilbiothèque. Mais nul ne l'attend et à 14 20 heures il ne s'est pas montré.
(La bibliothèque est un gros bloc de béton blanc, avec des portes vitrées coulissantes).
Il y a au moins trente candidats de vingt à soixante ans. Je dénombre quatre hommes.
Une dame blond-roux nous reçoit, corpulente, vêtue d’une de ces robes que l’on vend en ce moment d’une couleur indéfinissable beige, entre le gris d’un ciment non encore pris et le vert glauque d’un feuillage par temps de pluie.
Elle est très dynamique, enthousiaste, presque surexcitée.
Asseyez-vous ! Ou vous pouvez !
On s’assoit sur des bancs minuscules autour d’une grande table ronde, nous sommes dans la salle des enfants. Sur la table trônent des albums d’ours, que les protégés de notre ministre envieraient ; et l’un d’entre eux a posé avec Boucle d’or.
A mes côté un homme en jean et sweat cheveux bouclés, forte carrure, inexpressif baisse les yeux sur son Libé roulé en spirale qu’il a laissé tomber sur ses genoux.
La recruteuse jette un coup d’ail circulaire; je pose mon album. Il faut écouter.
Elle nous explique en quoi consiste le projet culturel qu’elle a conçu et que nous devrons réaliser pour notre stage d’essai : les enfants seront dans la bibliothèque, en Bretagne sur la mer : ce sera un bateau ( un bateau à voile, il faudra avoir son permis). Nous devrons organiser une exposition itinérante de leurs travaux. Dans la cale, un atelier sera aménagé pour la photo, le modelage, l’aiguillon, la harpe celtique. Les enfants devront peindre la coque du bateau-bibliothèque, dans le style tachiste : ils savent si bien y faire ! Nous autres jouerons de la guitare, de la harpe, pendant les escales et arrangerons des fêtes. Maintenant, dit-elle, rédigez chacun une lettre pour demander de l’argent au ministère, expliquez le projet et décrivez toutes ses ramifications, donnez un montant chiffré pour chaque réalisation, justifiez-la. Cela ne se fera pas tout seul…
Les auteurs des trois meilleurs textes seront retenus comme stagiaires, payés à mi-temps.
Une jeune femme d’environ quarante ans, l’interrompt pour dire qu’elle a déjà effectué un stage pour son CAPES de documentation l’an dernier ; elle précise qu’elle avait déjà une longue carrière de bibliothécaire derrière elle ( mais je ne veux pas vous ennuyer)
-Continuez dit la chef, visiblement contrariée, brisée dans son élan.
Le femme repousse sa petite chaise, ses grandes jambes peinent à trouver une place autour de la table des Lilliputiens.
Elle poursuit son histoire : elle a eu un rang correct, dans les cent premières…
Murmures approbatifs, grognements d’admiration dans le groupe.
La femme reste coite, résignée semble t’il à laisser à l’autre son temps de parole.
- On l’avait envoyée la candidate dans un collège euh… difficile, éloigné de tout, à la frontière belge.
Murmures de compassion. La frontière belge !
Donc, elle a fait une dépression.
Outre-quiévrain ? Je demande.
Tout le monde me fixe. Je bredouille que dans les mots croisés …
La femme en blanc reprend la parole en haussant le ton, solennel et parfois brisé, pour confesser qu’une...
Une démission s’ensuivit.
-Il ne faut jamais donner sa démission, énonce sentencieusement un prétendant cravaté.
Il en profite pour demander à cette dame quelle est la rémunération pour ce … stage à mi-temps étrangement qualifié. Lui aussi a un passé long comme le bras de mer à St Nazaire.
Une dizaine d’échos de tessiture et d’intensité variés se font entendre.
La recruteuse dit qu’elle a déjà tout expliqué ; demain on commence à faire le courrier. Ensuite on verra…
Je louche sur Les Frustrés tomme 3, une aubaine, qui a été oublié sur la table des mouflets. Puis je l’ouvre et commence la lecture. La dame ne regarde pas de mon côté, elle est plongée dans un âpre échange de propos avec le cravaté et la documentaliste en rupture. Mon voisin remonte les genoux sur Libé envahi par le foot. Il y en a encore pour trois semaines, et bientôt le Tour de France…
Le temps passe et je n’entends plus que des bourdonnements inaudibles. Ce bruit enfle comme si tout
le monde marmonnait à voix basse.
Je relève la tête : la salle est noire de monde ; on croirait que les trente candidats se sont tous clonés plusieurs fois. Je respire mal. J’ai peur de cette foule maintenant silencieuse.
J’essaie de me faufiler parmi les candidats, pour quitter cet endroit au plus vite : je ne veux pas participer ; la foule est très dense et je ne vois d’autre issue que de ramper en contournant les jambes ; j’aperçois une percée ronde dans la cloison, je vais passer de l’autre côté, mais de l’autre côté, il n’y a qu’un boyau obscur. Inutile de s’y aventurer.