Résumé des ch. préc. Guillaume est un jeune lycéen naïf et rusé, paresseux et
besogneux, timide et courageux. Il a réussi à draguer une grande blonde, Nelly qui est la fille de la lingère du lycée. Lui Guillaume, c'est le fils de la
documentaliste.
Son amie lui raconte sa vie : ils ont un problème de classe sociale, on est en
1969.
Et aussi de sexe : Guillaume est du 1, Nelly du 2.
Quelques heures plus tard, à l’aube, elle lui avouait qu’elle aurait en fait dix-huit ans en août. Deux de plus que lui. Ça ne se voit pas, estima Nelly, qui n’en finissait pas de s’étonner de la prestance, même un peu gauche, de Guillaume. Il persistait à l’appeler Noli, à répéter ce nom avec tendresse. Le jour de ma naissance, dit-elle, ils n’avaient pas de prénoms féminins : le saint du jour était Hélène, ce qui convenait à ma mère. Mon père voulait une petite inflexion anglo-saxonne d’où Nelly. Bien sûr Noli, acheva Guillaume.
Le matin, comme des flopées de soleil entraient par la fenêtre, elle lui parlait de ses premiers émois littéraires.
« A mes yeux, mes parents n’avaient qu’un seul livre, énorme, renfermant tous les contes du monde, ceux de Grimm en réalité, et jusqu’à mes sept-huit ans, ils m’en lisaient un chaque soir à tour de rôle, en suivant l’ordre du livre sans choisir ; j’ai été frappée par « La Sage Elise», un récit bref, qui n’a guère retenu l’attention des exégètes.
- Qu’est-ce que cela dit ?
- Je … n’en sais plus rien, hésita Nelly, soudain troublée. Ce n’était pas intéressant du tout. Une fille qu’on essaie de marier, une paysanne, Elise, à un type de rencontre, Jean. Pendant les pourparlers, on l’envoie à la cave remplir de bière la cruche au tonneau. Pendant l’opération, elle lève la tête, aperçoit un pic oublié par le maçons en équilibre instable au-dessus de sa tête. Elle imagine avoir eu un fils de Jean, qu’il descend à la cave à son tour avec la cruche, et que le pic lui tombe dessus, le tuant.
- Il ressemble à quoi, ce Jean ?
-Tais-toi ! laisse-moi raconter. Le texte ne le dit pas. Elise se met à sangloter : tour à tour , la mère, le père, la servante, et même le prétendant descendent la chercher, elle leur relate l’hypothétique accident, et tous s’en émeuvent, louant son intelligence et sa lucidité. Quels que soient les malheurs qui pourraient survenir plus tard après son mariage, elle saurait, croient-ils, les prévenir. Aussitôt la noce faite, Jean l’envoie aux champs pour moissonner le blé.
-Et lui, que fait-il ?
- Ne m’interrompt pas tout le temps, contesta Nelly, mais on la devinait satisfaite. Il prétend qu’il va en ville travailler pour gagner sa vie. A peine arrivée au champ, elle déjeune d’une bonne bouillie…
- De la bouillie ! La pauvre !Je croyais qu’on mangeait du pain bis et du lard. Même pas de bière ?
- Ensuite elle s’allonge pour la sieste et ne se réveille même pas lorsque Jean vient la chercher, à la nuit. Il la coiffe d’un bonnet à grelots, pour signaler qu’elle est folle, et lui ferme sa porte à clef. Effectivement, elle ne se reconnaît pas pour Elise, la cherche en vain, et la voilà condamnée à errer jusqu’à ce que mort s’en suive. Je sentais en moi quelque similitude avec cette malheureuse et redoutais un destin semblable.
Elle craignait encore quelque chose de similaire. Guillaume s’en étonna pour lui-même car il se représentait une Nelly, impérieuse, un brin amazone, peu encline à l’effroi.
« C’est une histoire étrange, dit Guillaume, mais plus originale que ces récits d’animaux qui doivent obligatoirement se changer en princes avec l’aide de la magie » .Nelly avoua son goût pour les récits insolites qui soumettaient des questions difficiles qu’on préfère ignorer .
Je te ferais faire un certificat de nouvelle naissance puisque tu es un homme à présent, plaisanta-t-elle, comme si l’initiation de Guillaume réclamait aussi qu’il dût écouter des récits comme celui-là, des récits qui n’avaient rien de merveilleux ni d’édifiants.
Si tes parents te payent une chambre, tu pourrais te faire offrir un lit à deux places !
Guillaume se voyait souvent ramené, fût-ce sous le ton de la plaisanterie, à sa classe sociale qui était censée faire de lui un petit jeune homme un peu vain à l’existence facile. Il avait choisi d’ignorer ces remarques. Nelly lui faisait le récit de sa vie, s’adressant à lui comme à un jeune adulte.
« Ma mère, initialement, faisait des ménages. Le fait d’intéresser l’occupant d’un de ces appartements où elle travaillait ne lui parut pas de mauvais augure. Elle avait presque trente ans, le tenait pour assez riche, pas trop âgé, et il était toujours en costard : les représentants, c’est ça, qu’ils vendent où non, ils en jettent. Engrossée et mariée, ma mère dut continuer les ménages et toujours plus. Il ne vendait rien et il fallut même déménager assez vite de cet appartement qui ne lui avait pas déplu. Elle travailla encore davantage. Grâce à des cours du soir, elle est devenue fonctionnaire. Et lui, il se balade…
- Ce n’est pas si amusant de faire du porte-à-porte.
Nelly l’observa longuement puis elle s’emporta :
« Il reste souvent sans travailler entre deux embauches infructueuses. Il se balade… je veux dire : dans la maison. Il ne sait quoi faire, il écrit pas, il bouquine pas ; la télé ça lui suffit pas. Il faut qu’elle le divertisse. Derrière le beau costard, les manières avantageuses, le langage abondant, il y a le harcèlement, les appétits grossiers, les propos orduriers.
Guillaume fut indigné. En même temps, il pensait que Nelly était bien au-dessus de ces gens-là qui lui avaient servi de parents. Il se livra à quelques gestes tendres.
« Je voudrais qu’on pense surtout à nous deux », fit-elle, d’un ton rêveur.
« Nous deux ? « se dit –il , vaguement effrayé.