1969.
Le 21 juillet, la famille parisienne s’étant rassemblée autour du poste de télévision pour le spectacle des premiers pas humains sur la lune (J’appris bien plus tard qu’il n’avaient vu ce soir là qu’une mise en scène en studio), j’étais assise en tailleur sur mon lit, et je copiais méthodiquement sur un cahier les mots de vocabulaire que j’ignorais tirés des textes de plusieurs chansons de Dylan qui figuraient sur l’album « Bringing It All Back Home. » Je ne possédais qu’un vieux dictionnaire édition de 1910, ayant appartenu à un arrière-grand-père. On ne m’avait rien acheté de moderne pour la classe. Il était relié demi-chagrin mais cela n’aidait pas vraiment. Pour me donner plus de chance, j’avais écrit sur un cahier quantité d’expressions et de mots mêlant l’argot et le langage familier : ce lexique provenait du « Gimmick » d’une certaine « Adrienne » que j’avais lu dans un magasin ou une librairie et dont j’avais mémorisé le contenu en partie pour le retranscrire, n’osant pas me risquer à tenter de dérober un livre une nouvelle fois tant j’étais inapte à cet exercice.
J’ai appris beaucoup d’anglais en peu de temps, car je ne savais presque rien : j’avais détesté cette langue depuis la sixième jusqu’à ce que j’entendisse Dylan chanter. Je trouvais à sa voix, ou à sa manière de chanter une présence particulière une densité, voire dans certains cas quelque chose d’étrangement inquiétant.
Unheimlich.
C’était comme d’interminables monologues, un monde très fermé où l’on avait irrésistiblement envie de pénétrer. Si la voix avait beaucoup de présence, nombre de textes parlaient d’absence, de départ, de rupture, de manque et le contraste enchantait.
J ’avais mis longtemps à réunir quelques éléments adéquats pour une approche des textes. J’ai traduit à ma façon un grand nombre de chansons, toutes celles qui me tombaient sous la main, (il y eut aussi divers songes-book,) je les adaptais parfois et j’en ai appris une vingtaine au moins qui, fréquemment dans mon existence devaient surgir et se dérouler sans effort ni hésitation en des circonstances variées ; mentalement en lassante compagnie pour conjurer l’ennui, seule et à pleine voix pour le quotidien diurne ou noctune, parfois en rêve.
Enfin je parlais/lisais/chantais dans une autre langue que la mienne ; c'était comme d'apprendre à parler une deuxième fois.
À l’époque, la plupart de chansons anglo-saxonnes qui retenaient mon attention, me parlaient toujours de sexualité quelque fussent le contenu et les intentions réelles des interprètes.
Plus tôt, au moins trois ans auparavant, lorsque j’entendais « Satisfaction » à la radio, c’était le cri furieux ou railleur d’un amant qui constatait ne pas arriver à l’orgasme avec une fille. Je ne sais pourquoi la scène avait lieu dans un garage ou une mansarde. La fille était-elle consentante ou violée ? C’est là ce que je n’aurais su déterminer. Les auxiliaires du chanteur avaient-ils eux aussi tenté de trouver avec elle la « satisfaction » ? Etait-ce elle qui décidait qui la sautait ou le Maître ? Autant de questions qui ne trouvaient pas de réponse satisfaisante. En tous cas, ils étaient tous impuissants et prenaient le public à témoin. Aussi lorsque je voulais écrire mon histoire là dessus je ne trouvais pas davantage la satisfaction …du mot juste.
« Hey Jude », ça parlait de types qui expliquaient affectueusement à leur camarade coincé comment il devrait s’y prendre pour réussir la relation sexuelle qu’il craignait de rater.
« A-Hard Rain-s’Gonna-Fall » c’était très au-dessus : la fin du monde.
Oui, mais dans quel contexte ?
Une mère pose à son fils des questions apparemment anodines et en fait indiscrètes ; le petit vient de sortir de sa chambre, il est troublé sexuellement : c’est ce qu’indique le refrain qui va crescendo, s’arrête à un acmé et retombe en détumescence, évoquant la montée de l’orgasme, puis l’éjaculation. Sans compter les mots. Hard ? C’est très proche de "I’m hard on". Et cette « pluie », quel genre de liquide évoque-t-elle ? Comment s’étonner que la dangerosité du désir pressant pour la mère toute proche ne génère autre chose que des représentations de fin du monde ?
Dans son étude sur le "folk song" ( non réédité en ce moment) Jacques Vassal donne le titre et les paroles de la ballade dont Dylan s'est inspiré pour " Hard Rain" ; cette chanson s'intitule " The Ballad Of Lord Randal". Il s'y trouve aussi le dialogue d'un fils avec sa mère. Le fils a simplement été empoisonné par sa bien-aimée et se couche en agonie. J'ai pu entendre la chanson par Aldred Deller ( je n'ai pas eu accès à d'autres enregistrements). Dylan a fortement "dilaté" la mélodie.
Et en lieu et place d'une agonie , nous avons une naissance, c'est ce que nous apprend le texte modifié en regard du palimpseste.
"A-Hard-Rain S'Gonna Fall" est la chanson par laquelle Dylan s'annonce, s'intronise en quelque sorte tel qu'il sera pour longtemps." Dylan le fils de la Vague" comme le disent certains textes mythiques.
On sent que ça commence avec beaucoup d'énergie dans cette longue litanie
"And I'll stand on the ocean before I 'll start sinkin'/And I'll know my song well before I'll start singin' "
Dans son étude sur le folk song (non rééditée en ce moment) Jacques Vassal donne le titre et les paroles de la chanson dont Dylan s’est inspiré pour Hard Rain ; il s’agit de la « ballade de Lord Randal » dont le texte a déjà la structure d’un dialogue avec la mère : mais il s’agit d’un jeune homme qui va mourir empoisonné par sa bien-aimée.
J’ai pu entendre cet enregistrement par Alfred Deller et l’on s’aperçoit que Dylan a fortement dilaté la mélodie de la ballade initiale qui lui servit de palimpseste.
On constate aussi qu’à la place d’une agonie il y a une naissance.