C'est en 1964, que Margurite Duras, dont on fête le centenaire cette année, publie "Le Ravissement de Lol V.Stein".
Lola Valérie Stein, jeune fille de dix-neuf ans appartenant à la bourgeoisie aisée de T.Beach, est fiancée à Samuel Richardson ,autre jeune oisif. Un soir au bal du casino, Samuel s’éprend brutalement d’une étrangère, Anne-Marie Stretter. Lol et son amie Tatiana les regardent danser toute la nuit sans réagir ni l’une ni l’autre. Lol semble heureuse de les contempler. Les deux amants partis aux premières lueurs du jour, on éteint les lumières et Lol s’évanouit.
Après quelque temps de totale prostration, elle rencontre Jean Bedford, violoniste, qui l'épouse, quoiqu’on la tienne pour folle, et la ramène dans sa ville natale S.Thala. Lol n'a pas à s'occuper de sa maison ni de sa progéniture. Elle marche dans les rues, au hasard, et fait une rencontre : Jacques Hold.
Le narrateur de l'histoire, c’est Jaques Hold, médecin amant de Tatiana. Lol l'a vu en compagnie de Tatiana, et la voilà réintégrée dans le monde du désir : rejouer la scène du bal, mais en ayant le beau rôle...
Jacques Hold se laisse faire, d'une certaine façon...
Il aime Lol mais surtout décide de l’aider pour qu’elle sorte d’un état de confusion mentale consécutive à la « scène du bal ».
Jacques Hold ne sait pas grand chose de l'affaire: « C’est à partir du faux-semblant indiqué par Tatiana, de ce que j’invente sur la nuit du casino de T.beach, que je raconterai ensuite mon histoire de Lol V.Stein. »
C’est de son enquête, plus que d'amour, qu’il nous fait part, et elle se déroule chronologiquement.
-il se fait raconter Lol avant le bal selon les souvenirs de Tatiana : Lol « absente de sa propre existence », « cœur inachevé ». Tatiana n’a jamais cru que Lol aimait son fiancé ni qui que ce soit. « elle vous filait entre les doigts comme de l’eau »
Et pourtant, après avoir perdu ce jeune homme, elle s'effondre! Pourquoi?
Lol se voit ravir (dérober) son fiancé sous ses yeux ,de la façon la plus explicite, par Anne-Marie Stretter (personnage central du « vice-consul » qui fait ici une apparition pour « enlever » Michaël, une proie facile).
Lol est ravie, elle jouit du spectacle au lieu d’en souffrir, d’éprouver désespoir colère et haine à l’égard des protagonistes.
A la fin du bal, lorsque les lumières s’éteignent, que le couple s’éclipse la fascination retombe.
Jacques Hold l’emmène sur le lieu « du crime » a-t’on envie de dire afin qu’elle puisse « vivre ce qu’elle n’a pas vécu »;
Et pourtant le problème de Lol nous concerne : nous sommes tous à un moment donné, complètement largués par quelqu'un qui se détourne de nous, qui nous replace en régression dans la position de l'enfant en face de la dite scène primitive. Nous n'en sommes pas pour autant, comme elle, frappés de folie durable, mais, tout de même...
Les phrases dans LVS sont désincarnées, ressassées distantes, parfois incantatoires :
Elles ressemblent autant que possible à l’héroïne Lol, absente à elle-même et au monde en même temps.
Le narrateur veut expliquer avec des mots la V ( érité) de Lol V. Stein.
La « grâce ployante d’oiseau mort » d’Anne-Marie Stetter, « emblème d’une obscure négation de la nature, son élégance et son repos dans le mouvement …inquiétait. »
Nous sommes invités à contempler cette danse de la scène du bal comme une danse macabre. C’est la mort incarnée dans une femme, qui est entrée dans la salle.
Jacques Hold qui, au fond, s’ennuie avec Tatiana, voit en Lol la possibilité d’une dimension d’être supplémentaire, mais c’est sur le mode du non-être qu’elle lui parvient. comme il est le narrateur, on se trouve nous aussi placés dans l'ennui et le non-être.
Lol et Hold se conjoignent phonétiquement, mais pas dans l'histoire où rien ne va advenir. Stein désigne sans doute l’état de Lol après le bal : pétrifiée.
Il y a de la poésie dans beaucoup d' heureuses formulations, et les relations entre ces personnes, pour insatisfaisantes qu'elles soient, me paraissent justes et bien vues. Maintenant que Marguerite Duras et ses emportements sont loin derrière, à tête froide, je trouve que ce texte, au moins, tient encore la route, me plaît encore.
Sources de Lol:
1) C’est dans un asile psychiatrique, et au cours d’un bal, que Marguerite Duras a « rencontré » ( si l’on peut dire ) la jeune femme qui serait Lol V.Stein. Et tenté de la connaître. Lol l’a impressionnée parce que « peu marquée par la maladie », ce qui est rare chez ceux qui vivent en institution. Avant d’écrire , elle imagine un scénario un film, et une actrice pour l’interpréter : Loleh Bellon.
Elle pense que c’est une bonne chose « que l’on puisse réagir comme Lol en perdant l’objet aimé sans souffrir, sans haine »…ces instants de dépossession de soi sont fréquents , tous l’éprouvent ; certains s’en rendent compte. Le « ravissement » ( rapture, fading) généralisé serait une sorte de fraternité supérieure , un monde où tout pourrait s’échanger, il n’y aurait pas de perte de l’objet car pas de possession non plus.
Mais Lol V.Stein telle que Jacques Hold la décrit est une victime, non une marginale.
2) Alcoolisme : M.Duras était en cure de désintoxication lorsqu’elle écrivit « Le Ravissement » ; cela compte beaucoup pour l’explication du roman : les liquides y sont nombreux et pas de boisson forte. Ils habitent S.Thala ( abréviation de thalassa) au bord de l’eau, Lol » vous fuit entre les mains comme de l’eau » ; Jacques Hold veut boire « le lait insipide et brumeux qui sort de la bouche de Lol »
3) Le « ravissement « désigne enfin et en dernière analyse la position de l’écrivain en regard de ce qu’il écrit et aussi en regard du monde. L’étrange état de dépossession de soi de Lol est aussi le sien. Ce qu’il écrit est sa création, pas son monde. Il n’y vit pas autrement que Lol dans la « scène du bal » ; il en est fasciné et rejeté.
La société où il vit le regarde à peu près comme on regarde Lol : absent parti vivant ailleurs, fou peut-être. Comme Lol il n’est ni dans son monde fictif ni dans le monde de la réalité.
Comment vivre cela est aussi la question du livre. Mais « Lol n’aurait pas écrit » dit Marguerite.
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