Ravel prend un bain ; c’est ainsi qu’il entame sa dernière décennie de vie terrestre.
Pourquoi un bain ? Ravel a pour anagramme « laver ». Et d’autres anagrammes assez nombreuses, dont certaines que je n’aimerais pas mentionner. Aucun nom de compositeur français n’en a tant, ai-je l’impression.
Sa baignoire est montée sur des pieds de griffons. Il griffonne encore de très bonnes partitions et ne se fait pas mousser. Longuement il tente de profiter de son bain. Seul.
Il rencontre une femme : Hélène Jourdan-Morhange à la gare Saint-Lazare.
Hélène : l’héroïne de troie, l’éclat du soleil ravélien, un é fermé un è ouvert, le H comme une barre fixe ( vous avez fait votre gym ce matin), Jourdan ( c’est qui ?) dent du jour, Morhange : ce talc si doux et si mortifère, l’ange de la mort qui plane sur Ravel...
Ah les signifiants ! N’en jetez plus… !
Puis d’autres femmes, toutes des cantatrices, avec des noms composés et des toilettes soignées, non sans charme, des admiratrices empressées.
Ce n’est pourtant pas que Ravel puisse se trouver en galante compagnie.
Nous n'affirmerons pas non plus que Ravel est sage.
Ravel/travel. Elle (n) le conduit gare Saint-Lazare pour un petit voyage jusqu’au Havre, d’où il va partir pour l’Amérique. Il vivra un an de plus que le France (qui n’en a plus que pour neuf ans) sur lequel il voyage, et qui sera vendu aux japonais.
A qui a-t-on vendu Ravel ?
Assez souvent, il va sur le pont du navire, (assez long tRavelling) explore le paquebot : « les rouages plus que les flots lui donnent des idées rythmiques ».
Ravel n’est pas un romantique ; c’est un vrai compositeur. Il fuit les états d’âme, et se passionne pour la technique.
Il lui arrive cependant d’avoir des faiblesses : « ce petit truc en ut mineur »qu’il a torché sans vraiment s’amuser, et qu’on appellera son œuvre la plus célèbre – ce Boléro, puisqu’il faut l’appeler par son nom…
Il a « un bon sourire sec », mesure "un mètre soixante et un pour quarante-cinq kilos et soixante-seize centimètre de périmètre thoracique."
Je n’ai rien contre. J’ai horreur des poids lourds.
Il avait réussi à s’engager pendant la Grande Guerre en insistant beaucoup.
Il va fêter ses cinquante-trois ans le sept mars « avec Gershwin qu’il a voulu revoir pour l’écouter jouer«The Man I Love »…il ressemble paraît-il à Faulkner, qui au même moment, « partage sa vie entre deux villes Oxford-Mississipi et la Nouvelle Orléans, deux livres Mosquitos et Sartoris, et deux whiskeys-Jack Daniel’s et Jack Daniel’s ».
Mais ils ne vont pas se rencontrer.
En Amérique, comme ailleurs, Ravel « peut avoir fort à faire même s’il n’en fait rien ».
Il écoute du jazz, boit du bouillon, lit Joseph Conrad et part en tournée. New York, Carnegie Hall, Cambridge…
Il joue mal, s’embrouille un peu : n’est pas Ravel(ing) pour rien. Mais personne ne s’en aperçoit et ça lui est égal. Il ne veut pas donner des leçons de musique à son ami Gershwin.
Ça y est : on a découvert l’Amérique avec Ravel ; c’est dur la vie d’artiste.
Quand il revient en France, c’est bientôt la fin. Cantatrices et bains à nouveau. Il prend des tonnes de médocs et se fait opérer. Dégénérescence musculaire. Ravel râle et vêle. Ravale sa souffrance. Le début et la fin se donnent la main.
Que nous révèle Ravel ?
A sa mort il n’a laissé de lui ni image, ni enregistrement de sa voix ou d’un instrument.
Entendons ce message : Ravel est frère des littérateurs qui ne montrent aucune image d’eux (comme Dieu, dont on ne doit pas en principe garder d’image…) et ne laissent que des écrits et pas de voix (tables de la loi). Après lecture, signons-nous. Et ne cherchons pas à comprendre.
Après cette rave (l)- party, je n’aime plus prendre des bains, je déteste les bateaux et les croisières, je n’aime plus l’Amérique, et surtout pas Gershwin, je hais la date du 7 mars, mais le 9 je me remets lentement.
Je me demande comment j’ai pu écouter du Ravel un jour, et je me sens envahie d’une déprime tenace…
Réf .Jean Echenoz, « Ravel »Minuit, janvier 2006.
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