Chacun était maintenant parti, vers une coulisse différente.
Fiord l’étourdie et Stillborn l’artiste flatteur traversaient la rue du Rhum que Guillaume remontait à grands pas.
Ne rentrait-il pas chez lui pour y attendre l'une des deux filles ?
La légère ou la tellurienne?
Anne s'était évanouie sans même que Mathieu s'en soit aperçu.
C'était elle qui allait vers la rue Nollet emportée par un souffle printanier.
-Non, dit-il, écartant d'un geste toute possibilité, et choquant sonverre vide qui explosa dans un éclat de rire poussé par
Nelly.
Elle le pria de fuir les débris coupants qui envahissaient le lieu.
Il prit la rue Saint-Lazare. Nelly à ses côtés.
" C'est ton chemin?" S’enquit t'elle
- Oui, je vais à la, euh… bibeliothèq…. "
Elle ne tenta pas de le semer, ni de prendre un autre itinéraire.
Mathieu flottait dans une timide et grise allégresse , effleurant de temps à autre un petit quelque chose de sa compagne de route, une mèche volante, un coin
d’épaule rond, du tissu déchiré.
Elle s’inquiéta de lui. Quelque chose le tourmentait-il ?
Lorsqu'il se sentait gai, on lui demandait fréquemment ce qui le tracassait. Le malentendu était presque de règle. Quel degré d'enthousiasme doit-on manifester pour satisfaire aux conventions admises?
Elle était un peu plus grande que lui, le dépassait juste assez pour que cela se voie. L'image s'imprimait dans son esprit : la grande blonde au chemisier archaïque? les reins épanouis serrés dans un jean qui les contenait vaillamment et le petit brun fluet toujours vêtu de noir, avec son béret de guingois sur la tête.
Le cinéma comptait une nouvelle salle pour amateurs de pornographie. Compactes, les files d’attente obligeaient à un sérieux détour pour continuer son chemin. Cette industrie prospérait à la cadence d’une tumeur maligne. .
" Y vas-tu quelquefois?". Nelly désigna du menton le bâtiment.
Non seulement il s’en abstenait mais il détournait les yeux des affiches et répugnait même à toucher ou à voir un de ces spectateur, offusqué de cette pensée qu’il pourrait se montrer un parmi d’autres dans un semblable rang. Prendre place dans une queue est toujours quelque peu obscène se dit-il et gâte le produit convoité tout en rabaissant l’espèce humaine.
D'après Guillaume, tous les lycéens, ou presque, fréquentaient ce type de cinéma, mais la plupart préféraient s'y rendre dans des quartiers où on ne les connaissait pas.
« Je n’aime pas faire la queue » répondit Mathieu, sans faire part de ses réflexions puritaines.
-Tu te fais ton cinéma tout seul?" Nelly riait doucement.
Mathieu la laissa dire, approuvant toutes ses paroles. Etre entrepris par une fille qui sort du rang, c’était une chance rare. L’amie de Guillaume, certes mais ils ne se s’étaient pas juré la fidélité... des amants équivoques couple, un couple qui se sépare et se retrouve évoluant comme des danseurs qui exécutent une chorégraphie dont lui, Mathieu ne connaissait pasles règles ; il ne devait pas s'en mêler.
L'éternel spectateur qu'il était, prit place à côté d'elle sur un banc dans le square attenant à l'église de la Trinité, face à la masse solennelle de l'édifice religieux.
Déjà Mathieu déplorait qu’elle l’ait remarqué parce que, davantage qu'une autre, il lui arrivait de suivre le regard de Guillaume ou de se souvenir de propos échangés avec lui. Ses yeux ne lâchaient pas les gargouilles qui surplombaient les vasques au-dessus du bassin devant l'église comme si autre chose que de l'eau pouvait leur sortir de la gueule. Un certain embarras régnait que Nelly soudain annula en murmurant quelques mots à son intention.
Le charme des gargouilles parut le lasser, il détourna le regard. Trois statues féminines pourvues d'ailes auxquelles on avait tenté de donner l'air inspiré, se dressaient de chaque côté du bassin, deux aux extrémités et la troisième au milieu. Sur la tête de chacune, un pigeon se grattait l'aile.
" Oui," souffla t’il à regret, revenant à celle qui n'avait rien d'une allégorie. Il se laissa prendre la main avec un mélange de précaution et d'avidité, s'agitant, tâtonnant dans la sienne.
Elle habitait, avec ses parents, un trois-pièces au dernier étage d'un immeuble tout proche du square. Le quartier était au-dessus de leur moyens : « je te préviens, c’est tout petit »
Dans l’entrée, le portemanteau était tout entier occupé par une trop longue veste de smoking noire qui brillait d’un éclat artificiel, curieusement coupée ; avec le nœud papillon de travers, au-dessus, le tout surmonté d’un chapeau à larges bords. « C’est à ton père, cette pièce de costume ? », dit Mathieu. Elle fit oui de la tête sans regarder. Eméché, troublé, il éclata d’un rire nerveux.
Nelly le fixa d’un regard si haineux, qu’il crut sa chance grillée. Mais, sans un mot, elle le fit entrer.
Ce n’était pas une chambre mais une pièce de dimensions moyennes équipée d’une table et de deux chaises. Du linge repassé s’empilait d’un côté, des livres et des cahiers de l’autre. Un divan longeait un des murs ainsi qu’une armoire à linge faite d’une matière molle sans doute tendue par des éléments de métal.
Quand ils se furent embrassés une première fois, elle lui demanda s'il l’avait déjà fait. " Non, bien sûr," il, vexé d’avoir paru si maladroit. "Rien du tout, poursuivit-il en secouant la tête, les yeux baissés. Je ne sais rien faire."Il était contrarié, elle le crut terrorisé et peut-être honteux de montrer son corps malgré le désir.
Cette attitude ne la surprenait pas. Elle le rassura, le câlina, elle allait tout lui montrer.