Le matin. On lisait sept heures à un gros réveil bruyant. Mathieu referma promptement les yeux.
Il attendit qu’elle se lève et quitte la pièce en refermant doucement la porte. Un faible heurt indiqua l’ouverture d’une autre porte ; il attendit encore.
Puis il se leva d’un bond et tira sur la fermeture-éclair pour juger du contenu de la penderie, admira les curieux chemisiers d’un autre âge qu’elle portait si souvent avec ses jeans. Il y avait même deux robes longues l’une dans une sorte de tissu crêpé noir, entièrement fait main. Le corsage en était ample au niveau de la poitrine, et la jupe évasée vers le bas. L’encolure était en dentelle…Une autre robe longue était d’un rouge sombre en velours uni avec des parements d’un autre tissu imprimé vert, la ceinture semblable. Cette robe-là portait une étiquette un numéro de fabrication, mais il était difficile de dire à quel moment du siècle on avait pu la porter. Les chemises de nuit étaient autant de combinaisons blanches simples à bretelles brodées sans manches. Un bermuda blanc, bouffant, joliment terminé par des volants, était ouvert d’un côté à l’entrejambe. En dessous des cintres se trouvaient des boîtes à chaussures et des boîtes de rangement sur un amas de couvertures diverses. Au-dessus, sur une planchette, il distingua les sous-vêtements de jour mais le réveil indiquait sept heures treize.
En voulant remonter la fermeture éclair, il la coinça et le meuble demeura à moitié ouvert sur des couleurs variées.
Dans le tiroir de la table, il trouva un gros agenda une page par jour qu’il n’aurait pas le temps de lire et des lettres.
Malgré son émoi, il n’eut aucun mal à reconnaître l’écriture de Guillaume qui adoptait pour elle le même graphisme que pour lui, de petites lettres aiguës bien formées aux liaisons rares et fantaisistes. Mathieu en fut touché car Guillaume avait aussi une écriture de chat (ou de docteur)indéchiffrable dont il usait bien plus souvent à l’adresse de ses parents, de son cousin Stillborn, sur ses copies et ses notes de classe, et sur n’importe quel papier.
Sans vouloir les lire, il constata que les en-têtes disaient « Noli », et son cœur se glaça car c’était là un mot de passe intime qui jamais ne le concernerait.
Un autre paquet avait quelque consistance, signé Anne. Quelques cartes postales n’offraient pas d’intérêt. Il n’y avait qu’une ou deux lettres de la mère, aucune du père, du Monsieur Loyal. Mathieu entrebâilla la porte, perçut des bruits d’eau, revint dans la pièce s’habilla en hâte, gagna la cuisine soupesa la thermos de café, sortit d'une enveloppe en plastique une miche entamée qu'il palpa.
Elle le trouva assis à table, tout dépenaillé, hirsute, maussade, élevant jusqu’à ses lèvres un bol blanc ébréché, le plus moche qu'il ait pu trouver. Cela témoignait d'une certaine recherche, de l'habitude de fouiller en l'absence d'autrui, car un tel bol, déclaré plus ou moins hors service, se dissimulait derrière le restant de la vaisselle dans le meuble mural.
La voyant, il posa l’objet brutalement.
Pourquoi faisait-il cela ?
« Tu pourras te doucher tout à l’heure », dit Nelly, intimidée. Elle tenta des essais de conversations avortés. Toujours ce silence, elle se sentait gênée, au point d’allumer la radio.
Mathieu était le meilleur ami de Guillaume, avec Andrew, peut-être davantage. Un garçon extrêmement farouche, et que dans les environs du lycée, certains appelaient « L’enfant sauvage », en racontant avec force mimiques que l’enfant loup était miraculeusement ressorti de la forêt, pourvu d’un embryon de langage.
Guillaume et lui discouraient, interminablement. Avec lui, je peux parler de tout, disait Guillaume.
Eh bien, il savait aussi faire l’amour, se disait Nelly. Avec un jeu extrêmement retenu.
Pour autant, sa curiosité n’était guère satisfaite. Guillaume rencontrait sans doute dans le malaise de Mathieu un écho à ses difficultés personnelles. Un écho assourdissant…
A la radio, on annonce la fin d’une semaine sanglante : 319 morts et 3614 blessés sur les routes de France. Nelly s’indigne à voix haute : la Semaine sanglante, c’est celle de La Commune de Paris et d’aucune autre. Elle commença à parler de cette célébration pour le mois prochain. Mathieu l’écouta jusqu’à l’envoi d’une chanson sur les ondes.
« A quoi bon rêver, si la nuit s’efface
S’il faut de nouveau retrouver les heures
S’il faut de nouveau retrouver les pleurs… »
-Qu’est-ce que c’est ? demanda Mathieu, n’osant dire que peut-être la chanson tombait bien.
-C’est la chanson de Gervaise, expliqua Nelly. Un film d’après L’Assommoir. La chanson du film. Guillaume la chante à la guitare. Tu ne l’as jamais entendu ?
-Les jours et les nuits tournent dans ma tête
Les jours et les nuits déchirent ma vie…
Il, aurait préféré que Guillaume ne soit pas mentionné.
Mais, assise en face de lui, toute enveloppée dans un peignoir de bain éponge élimé sans couleur, elle s’inquiétait maintenant que Guillaume n’arrivât. Mathieu, lui, avait d’autres préoccupations.
Elle vit ses yeux briller d'une certaine façon, en une demande muette. Croyait-il vraiment qu'on allait recommencer?
-Tu n'as pas souvent l'occasion de faire l'amour ?
Il avait fait des rencontres de hasard insignifiantes. Rien dont je sois fier. Il s'interrompit à cause du bruit que faisait le réfrigérateur pour se remettre en marche, bien content que le frigo s'en mêle. Ajouta tout de même qu'il aurait voulu avoir des relations suivies avec la même fille. Avec toi bien sûr parce que cela en vaut la peine. Rien qu’avec toi.
- Mais je sors avec Guillaume, objecta Nelly.
- Ouais. Je sais bien que vous vous accordez réciproquement un tarif préférentiel."
Nelly leva les yeux avec colère. Les mots bondirent hors de sa bouche :" Comment peux-tu dire ça? C'est… ce qu'il t’a dit de nous ?
Mathieu entreprit de se couper une tartine, se donnant l’air de réfléchir.
Elle n’était pas bien sûre de Guillaume ! Le couteau était bien acéré mais le pain, une sorte d’éponge écrasée… Il but très lentement, un café affreusement âcre, elle ne savait pas doser. Puis il chercha avec quoi s'essuyer les lèvres et mit longtemps à saisir la serviette en papier, encore davantage à l'utiliser. Aurais-je le droit de me faire une tartine, avant d'être congédié ? Il se mit à beurrer ce pain avec application.
S’il avait pu sortir vraiment avec elle ! Sa mère aurait fait une de ces têtes ! Mathieu amenant à la maison une jolie fille, une vraie blonde, une intellectuelle, un futur professeur. Il ne se refuse rien ! Et tous de crever de rage : leur bouc émissaire qui leur fausse compagnie !
Pour l'instant, elle était suspendue à ses lèvres une dernière fois, pas de la meilleure façon possible.
" Guillaume ne m'a jamais dit cela. Nous ne parlons pas de toi.
- Je sors avec Guillaume, répéta Nelly. Nous nous laissons libres, mais je n'ai de relations suivies avec personne d'autre. Ni l'intention d'en avoir.
- Pourquoi n'êtes-vous pas ensemble la plupart du temps?
- Ca ne me dérangerait pas du tout, dit Nelly. Mais on est habitués…Guillaume est plus jeune que moi… Il a…
-C'est ça : tu le laisses vivre, commenta Mathieu avec un petit rire mi-moqueur mi-irrité. Tu le surveilles un peu tout de même? Et de ton côté, tu t'appliques à te laisser distraire.
-Je ne suis pas sûre que tu comprennes, observa Nelly...
Subitement, il quitta la pièce, et elle entendit claquer la porte d'entrée.