Le 21 mars 1970, mon grand-père mourut.
Le 18 au soir, j’étais occupée à un jeu que l’on pratiquait en classe jusqu’à l’écœurement. Il s’agissait de tracer 23 points formant une croix, et de relier cinq de ces points par un trait verticalement, horizontalement ou en diagonale, en rajoutant un cinquième point pour en relier quatre existants, séparés par un seul espace vide ou alignés. On l'appellait le "morpion. »En l'occurence, il s'agissait d'un "morpion solitaire" .
Le nom exact d'après Wikipaedia est " jeu de la croix de Malte" et voici le dessin ( récupéré sur Wikipaedia car je n'ai pas d'exemplaire à scaner.
Mon meilleur résultat était de 107 traits et je n’étais pas la meilleure.
Je ne lisais ou travaillais réellement que la nuit pour ne pas être dérangée.
On annonça que mon grand-père était « tombé dans sa cuisine », comme il revenait du jardin. J'ai tenté d'imaginer mon grand-père à terre, dans la salle à manger-cuisine, rentrant du jardin passant la porte qui ouvrait la véranda, puis celle qui donnait dans cette pièce et s'écroulant...
A moins qu'il ne soit tombé dans la petite pièce où l'on faisait la vaisselle, attenante àla salle à manger, que l'on appelait " la patouille".
Mais qu'aurait-il été faire dans la patouille?
ça se passait à Oulins, dans l'Oulinois.
Ma mère désignait la propriété et tout ce qui s’y trouvait comme appartenant à mon grand-père et seulement à lui." sa cuisine" "son jardin"... elle s'exprimait ainsi devant les enfants et le beau-père.
Transporté inconscient sur le divan du séjour, il vécut 72 heures, plongé dans le coma.Le médecin venu d'Anet l'avait déclaré instransportable. De nos jours, on transporte souvent le corps inanimé d'une personne âgée dans un hôpital, et l'on la met sous assistance respiratoire et stimulation cardiaque. Elle survit une semaine, un mois ou davantage,souvent sans avoir repris connaissance. En 1970, on n'agissait pas ainsi. Mon grand-père est donc mort chez lui, sur le divan du séjour, là où, normalement, il faisait la sieste.
La nuit du 18 au 19, je restai à le veiller en supposant qu’il allait passer de vie à trépas en ma seule compagnie. La respiration très bruyante le faisait seulement ressembler à quelqu’un de profondément endormi en apnée.
Mon grand-père n’étant pas croyant, et se revendiquant athée, il eût été cruel qu’il lui soit donné de savoir la mort s’approcher. Contrairement à ce que dit La Fontaine( La Mort et le mourant), si la mort « ne surprend point le sage », ce n’est pas qu’il « soit prêt à partir » mais plutôt qu’il ne se laisse pas consciemment affecter par la proximité du néant.
Pour s’épargner, il ne sort pas du coma.
La nuit s’écoule sans progrès avéré du mal. Je détourne de lui mon regard, lis quelques articles du Figaro, quelques définitions des mots croisés et vient ma mère pour me forcer à partir.
Pour les obsèques, on vit arriver quelques vestiges de ce qu’avait été l’existence de mon grand-père : son ancien patron de l’EDF, un collègue amoindri et sa femme, le peu de connaissances qu’il n’avait pas enterré lui-même : il avait presque 82 ans et l’on vivait moins vieux qu’aujourd’hui. Les familles d’Alsace, envoyèrent un représentant : JPS qui était dentiste et mari d’ une cousine de ma mère ; grand, mince, blond aux yeux bleu pâles, le teint blanc, très doux et affable, porteur d’un discours de circonstance sur l’espérance dans les générations à venir, il n’avait rien d’un arracheur de dents.
Je me souviens de cette petite-nièce de mon grand-père, brune volubile avec des taches de rousseur, qui parlait de sa progéniture, trois ou quatre fillettes qui, à l’entendre, étaient déjà très pieuses, en tamponnant ses yeux avec un mouchoir parfumé.
J’étais vêtue d’un costume noir fait d’une seule pièce, fermé sur le devant par une fermeture-éclair, et portais les cheveux blondis à l’eau oxygénée, tombant sur les épaules. Un cousin germain de ma mère, âgé comme elle d’à peu près cinquante ans, venu du sud, me fit des compliments exagérés. Mon frère et ma sœur, rigolaient sous cape, et j’en fus surprise car, à 11 et 14 ans, ils ne pouvaient comprendre de quoi il s’agissait. Il fallait donc supposer que c’était la mort de leur grand-père qui les amusait. C’était à leur seule mère qu’ils vouaient une affection aveugle et inconditionnelle.
La famille de ma grand-mère se composait de trois femmes d’âges très différents toutes serrées les unes contre les autres et l’air grave et hostile. Je n’avais pas l’impression de vraiment les reconnaître. Une quatrième, âgée de vingt ans, la queue de cheval sautillante, me fut présentée comme ma cousine (nièce de ma grand-mère). Elle était seule à sourire et quitta un moment cette sinistre procession pour s’aller promener sur la route de Boncourt.
Les jours suivants, ma mère dit qu’elle avait dû faire seule la toilette du défunt, se plaignant que ma grand-mère ne voulût pas s’y résoudre. Je ne comprenais pas que l’on dût s’astreindre à de semblables besognes.
Récemment, j’ai lu un roman de l’écrivain néerlandaise Anna Enquist, « Le Chef d’œuvre ». Entre autres péripéties, une femme perd sa mère et une autre sa fillette de dix ans. La toilette de la mère par sa fille, et l’habillage de la petite défunte par sa mère aidée d’une infirmière sont soigneusement décrits. Cela m’a fait penser aux proches que j’avais enterrés. Des pensées me sont venues qui ne m’avaient guère arrêtée jusqu’ici. Comment leurs cadavres avaient-ils été vêtus et par qui ? Pour mon grand-père, la question méritait d’être posée car, ayant gardé à peu près la même silhouette sa vie durant, il aurait pu être vêtu avec un costume qu’il portait lors des fêtes de famille ou un habit ancien ayant une signification pour ma grand-mère ou pour lui. L’idée m’est venue que j’aurais détesté qu’il soit enterré en pyjama, avec ses vêtements de jardin, ou même avec un vêtement qu’il n’aimait pas tel que ce pull-over à motifs jacquard que les femmes lui avait tricoté quelques années auparavant.
Mais lorsque l’on m’a enjoint de m’approcher du divan pour un dernier adieu, le corps était recouvert jusqu’au menton et je n’ai pas su. Tout ce que je puis dire est qu’il ne portait pas de couvre-chef.
Lorsque cette idée de l’habillage des morts m’a retenue, j’ai aussi pensé au cadavre de ma mère que je devais voir dix-sept ans plus tard dans la chapelle d’un hôpital. Je ne sais pas davantage ce qui l’habillait. Le mal l’avait déformée au point qu’il eût été impossible de lui faire porter une tenue quelque peu seyante. Il y avait très longtemps qu’elle se vêtait n‘importe comment.
Toute la journée qui suivit le décès, ma mère parla de l’argent d’Apère qui risquait de lui échapper, parce que la banque « allait en profiter », apostropha mon beau-père en lui disant qu’ « il n’aurait rien »malgré toutes ses manigances, et à ma grand-mère que ses larmoiements ne l’empêcheraient pas d’être la seule héritière. Elle s’échauffait de plus en plus et hurlait dans toute la maison.
Une odeur d’urine tenace s’échappait du séjour, et s’infiltrait, gagnant la maison entière. J’avais la nausée. Mon grand-père mort, Oulins n’était plus, ma mère qui avait commencé à régner seule, en précipitait la ruine.
Je suis sortie dans le jardin. Il fallait bien le contempler cette année, car il ne serait bientôt plus semblable à lui-même.
Toutes ces fleurs !
J'ai cherché par la suite, à prendre quelque chose qui puisse me rappeler cet homme, seul pilier solide dans cette famille chaotique. Je m'emparai de ses bérets, et allai même jusqu'à les porter; je subtilisai des livres ou magazines de ses auteurs préférés Pierre Dac, Jean Dutourd, Emmanuel d'Astier, le trio favori, j'emmenai même un numéro d Touring club de France...
Mais la seule chose qui me reste à présent c'est un fossile d'oursin, qu'il m'avait donné lorsque j'avais une dizaine d'années.
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