(précédent Le Jeu des mille anciens francs)
Ah, dit Mathieu, c'est une Bible de Second...une série B...
Il ajouta que pour être sérieuse, une Bible devait être accompagnée de notes explicatives sur les légendes qu'elle rapportait. ça s'appelait un appareil critique.
-" Un appareil critique...!!! Maman, secoua la tête. Tu ne peux pas t'exprimer simplement . Tu cherches à m'énerver. De toute façon cette sorte de livre coûte bien plus cher. Et on n' a pas besoin d'explications lorsqu'on a la foi. Moi, il a longtemps que je l'ai attrapée…
-Ce n'est pas contagieux.Au fait, pourquoi dit-on " la foi du charbonnier"? Pourquoi pas celle du mineur?, le métier est plus dur, et c'est ça qui serait vraiment étonnant, la foi du mineur! D'ailleurs, ils ne marchent plus dans la combine, depuis un sacré bout de temps! Et s'il faut que ce soit noir, pourquoi pas la foi du ramoneur?
-Tu me bassines avec tes élucubrations Tu as bien suivi les cours d'instruction religieuse?
Tu ne t'en plaignais pas.
Comment se serait-il plaint d'avoir une occasion de sortir? Il ne se plaignait pas non plus d'assister aux séances du cinéma, heureusement proche de l'appartement. Il ne se plaignait même pas d'aller à l'école.
" Je ne vais pas faire ma communion maintenant! Ce serait ridicule! Les autres reçoivent de vrais cadeaux ! Pas des bibles à trente-quatre francs! Et puis, il n'y a que les filles qui font encore leur communion, de nos jours. Et encore, pas toutes!"
Maman parla du Pasteur. Elle aurait tellement voulu montrer que son fils … car elle était sûre que ça n'intéresserait jamais les plus jeunes enfants. Ils étaient d'ores et déjà dispensés de communion. Ce qui ne les empêcherait pas de recevoir des montres et des stylos car ils étaient si soigneux, si précieux. Comme ils sont malins! Se ferait-il rouler toute sa vie? Ni Paul ni Caroline n'avait jamais prêté la moindre attention au Pasteur de Maman.
Près de Louins, le petit village où habitaient ses grand-parents se trouvait une ville distante de 15 kilomètres.
Le dimanche, on suivait le service religieux de l'église luthérienne, qu'on appelait le Temple.
Au Temple, ni à Paris, ni vers Louins, Mathieu ne se souvenait y avoir vu un homme ailleurs que derrière une chaire. Dans l'espace froid et triste de l'édifice religieux où les fidèles s'agglutinaient sur des bancs, il ne pouvait se figurer que des femmes et des enfants et parfois, ici ou là, une grande fille à la mine ennuyée. La fille du Pasteur, une belle brune à l'air farouche, amenait son père le matin et l'allait chercher à la fin de la représentation.
A l'âge de huit ans, on commençait à suivre les femmes au temple. C'était présenté comme une promotion. Pendant ce temps-là , le grand-père partait faire des emplettes au Marché et prendre l'apéritif, avec le simili-papa, tout content de cette escapade dominicale. L'âge auquel Mathieu aurait dû être dispensé du culte et autorisé à suivre ces messieurs, lui semblait largement atteint. Il n'était plus un enfant, ne serait jamais une femme, et il ne s'imaginait pas en train de faire sa communion.
Le Pasteur de Maman avait beau être un spectacle , cela ne changeait rien à l'affaire.
Pour Mathieu il oeuvrait à une sorte de représentation de la Passion. Il ne se produisait pas tous les dimanches, mais certains l'attendaient avec impatience, à l'égal d'un interprète estimé et l'on entendait des murmures de déception lorsqu'il n'officiait pas. Maman elle-même se rendait au temple sans aucune régularité : avoir la foi était la seule exigence, les rites importaient peu. Toutefois son Pasteur valait la peine du déplacement : il fortifiait la foi à l'égal d'une concentration extraordinaire de vitamines.
Le Pasteur n'officiait pas derrière la chaire d'où on ne l'aurait pas vu mais sur un siège spécial orthopédique. Le voyant habillé comme un homme avec un complet, une chemise, une cravate, on pensait néanmoins qu'il y avait peu de chose en dessous et que le vêtement flottait sur un maigre support. Deux mains blêmes sortaient des manches, l'une tenant un bâton pourvu à son extrémité d'un coussinet blanc avec lequel il tentait, parfois avec succès de s'éponger le visage ou le front. Ses gestes retenaient une bonne part de l'attention du jeune spectateur. Si Mathieu avait eu un ami ou un simple copain, ils se seraient poussés du coude et auraient étouffé un petit rire en comptant les fois où il réussissait à saisir le bâton et à le diriger au bon endroit.
Son visage était affligé de tics et de mouvements de lèvres auxquels on s'accrochait. Elles remuaient longtemps avant qu'une parole ne fût proférée. Il était incessamment sur le point de dire quelque-chose.
C'était un grand tétraplégique ( c'est le mot exact, je l'ai trouvé dans le dico, disait Mathieu à son camarade imaginaire, Ralph, qui fronçait les sourcils, un comment tu dis? Tétra?)
Seuls lui restaient la voix hachée et saccadée, et un peu de souffle, un peu d'âme qui montrait là l'essence, la fragilité et l'irréductibilité de la foi.
Ses yeux, qu'il avait clairs était intensément fixes. Le regard dépend de ce qu'on y voit, et certains fidèles y lisaient l'intensité de l'effort, d'autres la lueur de l'espoir. Le Pasteur ne parvenait pas exactement à faire le sermon, mot qu'il n'eût pas aimé. Pourtant ce sermon qui est le plat de résistance de ce type de service religieux et qui prend la forme du commentaire de texte ou de la dissertation chez tout pasteur officiant (Arrêtons-nous sur ce"V. des V. tout est V.",auquel j'ai pensé pour vous, mes frères… Vérité, Vanité, Volonté, Vacuité, Volupté, Vénérie, ) se transformait chez l'autre Pasteur en phrases courtes ou tronçons de phrases, durement énoncées, arrachées à l'inertie de la matière.
Mamie, qui s'efforçait toujours d'écouter et de chercher un sens, le trouvait difficile à suivre, et elle n'était pas la seule. Certains préféraient le pasteur-adjoint, le stagiaire ou le remplaçant. Pour Maman le Pasteur était un Elu. Un dessein de Dieu avait amené cet homme-là à représenter une forme de la Passion, ses grimaces et ses balbutiements ses témoignages authentiques de souffrance valant mieux que les plus raffinées des éloquences verbales.
Maman venait féliciter le Pasteur , quand il avait ainsi assuré le service, et parfois lui parlait à toute allure, toute une vie déferlait en quelques minutes, petits détails et grands mots associés. Mathieu se sentait obligé, Maman le désignant, de serrer une main d'agonisant décharnée et tremblante. Certainement, il lui était arrivé d'éprouver de la crainte, de l'exaltation et une certaine ferveur.
Mathieu avait lu dans Pascal, en Quatrième, l'assemblage de textes intitulés " Misère de l'homme sans Dieu". sans que ce fut demandé par aucun professeur. Des fragments qui lui avaient plu. En observant simplement la condition humaine , on tirait des effets dramatiques considérables. Mathieu s'était facilement persuadé que l'homme, héros de part son être même, s'il en était conscient, si de plus il vivait cela sans Dieu, et sans le Divertissement, atteignait les sommets prestigieux du mérite. Or, le divertissement, c'était tout ce qu'on faisait dans le monde, et le monde, il n'y avait pas sa place, et par suite se divertissait fort peu.Grâce à Pascal, il avait constaté, croyait-il, sa dérisoire condition et son héroïque grandeur en contemplant l'étendue de sa vertigineuse petitesse. Certes, il fallait que Dieu lui manque absolument. Cruel envers lui-même, il se méprisait-moins, peut-être. Mathieu était plein de dépit, mais fier en même temps, que son existence soit aussi gaie que celle d'un pensionnaire de Port-Royal avec cette différence que l'enseignement qui lui était dispensé était de beaucoup inférieur.
Il lui arriva parfois au cours de son existence ultérieure de craindre d'être devenu croyant. Il révisait alors avec angoisse ses pensées et les tâtait craintivement comme pour vérifier qu'une tumeur divine n'était pas en train de proliférer dans son esprit…