Folio, 2007, 148 pages.
Dans un café du quartier de l’Odéon se réunissent tous les jours quelques hommes d’âges divers portant des noms comme des pseudonymes : La Houppa, Zacharias, le docteur Vala, Bowing… l’un d’eux (Adamov) est célèbre. Tous sont bohèmes, un peu perdus, autrefois délinquants, à se réinventer une vie, alcoolisés.
Parmi ces hommes, il y a une femme, Louki.
C’est l’existence de cette femme, sa trajectoire, que vont évoquer tour à tour quatre narrateurs ; Le premier, est étudiant à l’Ecole des Mines. Attiré par Louki, il la trouve mystérieuse, peu causante, et se pose des questions sur son compte. Lui-même bien timide, n’ose s’adresser à elle, non plus qu’aux autres. Il se sent différent.
Grâce à un agenda tenu par l’un des participants, il retrace les passages de Louki dans le café, le jour où elle est venue pour la première fois, les heures où elle vient, le livre qu’elle lit »horizon perdu » ,l’homme qui l’accompagne… et cette enquête si elle fait surgir des êtres et des lieux, ne fait , d’abord, qu’épaissir le mystère de Louki.
Le second narrateur, Caisley, est bien plus doué. Détective privé, autrefois espion, il enquête sur Louki à la demande de son mari ; elle a déserté un soir le foyer conjugal et n’a jamais reparu.
Caisley découvre l’enfance errante de Jacqueline (prénommée Louki) seule sans un petit appartement de Montmartre alors que sa mère « travaille « au Moulin Rouge, ses fugues, le manque d'argent, sa fréquentation de Guy de Vere, spécialisé dans les sciences occultes… et l’ayant repérée, décide de n’en rien dire à son mari. Il est sous le charme de Louki.
C’est Louki elle-même qui est en charge du troisième récit. Elle évoque le quartier où elle a vécu (Montmartre) ses escapades d’abord timides puis plus enhardies pour aller plus loin, plus haut ( Montmartre pour moi c’était le Tibet), ses lectures de science fiction, puis d’ésotérisme, la quête éperdue d’un sens à donner à l’existence. « Je n’étais vraiment moi-même qu’à l’instant où je m’enfuyais. Mes seuls bons souvenirs sont des souvenirs de fuite et de fugue ».
Personnage modianesque typique, elle cherche ardemment à transcender cette vie de jeune fille pauvre, sans perspective d'avenir. En éprouvant l’exaltation des fugues, de couper les ponts, d’être dans ce moment de transition où l’on quitte une vie pour commencer autre chose.
Mais cela va plus loin...
« J’attendrais bientôt le bord de la falaise et je me jetterais dans le vide. Quel bonheur de flotter dans l’air et de connaître enfin cette sensation d’apesanteur que je recherchais depuis toujours ».
Le dernier témoin c’est Roland. L’amant de Louki, est comme elle, un nomade vivant un temps dans une chambre d’hôtel puis dans un autre; ils arpentent Paris, fuyant certains quartiers qui leur rappellent de mauvais souvenirs, cherchant des repères dans d’autres, marchant inlassablement jusqu’au Condé ou ailleurs ; Roland tente d’écrire sur » les zones neutres » : « Il existait à Paris, des zones intermédiaires, des no man’s land où l’on était à la lisière de tout, en transit, ou même en suspens ». En fait, ce sont des endroits où l’on éprouve l’absence, où nul ne pourrait venir vous chercher, où l’on peut se cacher. Roland tente d’énumérer tous ces lieux… peine perdue ! A mon avis, tout ce qui prend vie sous la plume de Modiano est zone neutre, no man’s land, où l’on se cache, où l’on vit incognito.
Epris de philosophie, c’est surtout l’Eternel retour qui fascine Roland. Son « éternel retour » à lui, c’est revivre certaines choses du passé, les magnifier pour les réécrire. Et ces choses ce sont Louki, la femme qu’il aime, et tout ce qui l’entourait.
Patrick Modiano a composé là un itinéraire parisien poétique, où les lieux comptent autant que les êtres, un récit dont l’action réside dans les incessantes déambulations de personnages dans les rues le jour, la nuit…On n’a jamais évoqué Montmartre comme il le fait ! Ce fameux " château des Brouillards" qui,dans la réalité , n'a que son nom pour lui... Sans compter les autres quartiers.
C’est une extraordinaire recréation de lieux où l’on vit « comme en suspens ».
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