« Tu vois, dit-elle, qu’il n’est pas bien gros. »
Les deux mains courtes et nerveuses désignent un long tube en verre maintenu droit par un dispositif. Derrière Maman, une infirmière et d’autres représentants de l’équipe médicale en uniforme blanc observent son geste avec une inquiétude souriante et gênée.
Elle se saisit du cylindre et l’éleve solennellement, vers la lumière.
A l’intérieur, tout au fond, dort un petit serpent recroquevillé sur lui-même, l’épiderme pourvu semble-t’il de minuscules écailles…Non ce n’est pas un serpent, mais un escargot visqueux tout honteux d’avoir perdu sa coquille, tassé au fond du récipient empli de liquide, bout de chair sillonné de ridules.
« Il est vraiment petit, insiste Maman comme si elle voulait sanctionner un fait particulier.. Que t’es bête ! ajoute-t-elle , il ne faut pas avoir honte ! »
En effet, Noé a disparu sous la couverture, attendant qu’elle cesse de s’émerveiller.
On ne s’endort pas sur commande , et il l’entend encore faire des comparaisons : « Celui de Zola l’an dernier était quatre fois plus gros. S’adressant aux blouses blanches, elle précise que Zola est sa fille . Ses mots se détachent d’elle, parcourent la pièce, s’infiltrent sous les draps, entrent par les pores de la peau.
« L’an dernier ! Vous rendez-vous compte ?
Nul ne répond
« Je sais bien, dit-elle, je comprends , mais voyez-vous, je suis infirmière aussi , j’ai mon diplôme d’état.
-Où travaillez-vous ? » s’enquit une jeune blouse blanche.
Maman secoue la tête et chassa de la main la parole entendue comme s’il s’agissait d’une mouche.
Maman est diplômée, mais, sans activité depuis Noé, elle préfére utiliser ses compétences au bénéfice des membres de la famille. Elle a un gros cahier où elle note, quotidiennement, les symptômes de chacun, les variations du teint, de l’appétit de l’allure , du comportement… les médicaments qu’elle, administre, des remèdes homéopathiques ( Vous voilà rassuré ?), et les effets qu’elle suppose avoir obtenus.
Les autres infirmières font des signes de tête et prononcent des mots vagument approbateurs à propos de ce journal de bord.
Elle s’éloigne, et Noé scrute à nouveau le tube replacé sur la table au pied du lit. Et si c’était un de ces animaux préhistoriques, les plus anciens crustacés, nos ancêtres les trilobites ? Ils ont de vrais yeux. Mais rien de ce qu’on voit dans le tube ne rappelle une forme identifiable. La bête ne bouge pas, immobile dans son liquide incolore.
Morte ?
Un lézard à qui l’on aurait coupé la queue?
Une ancienne lanterne chue à l’état de vessie ?
Tout à l’heure les blouses blanches étaient vertes , il lui avaient dit de compter jusqu’à dix. Il était arrivé à douze. Ils ont extrait le mollusque pendant son absence., en découpant très exactement là où un trait oblique avait été recouvert par un petit pansement.
Il existe des patients qui, parlant de ce qui leur a été retiré, le contemplent avec fierté, en font la description. Un marin amputé d’un de ces bras l’avait conservé dans un aquarium rempli de formol et enterré avec une cérémonie religieuse. Mais ce genre de petite chose là ce bout d’entrailles aux fonctions mal définies, qu’il se ratatine dans son récipient, qu’il disparaisse ! Que Noé puisse reprendre sa lecture interrompue.
Enfin seul , il jette un coup d’œil sur la pile de livres que, prévoyante, sa mère a laissée sur la table de chevet, à côté de l’éprouvette. Il les prend l’un après l’autre, les feuillette, choisit le roman commencé deux jours plus tôt, cherchant la page où trois jeunes garçons partaient visiter l’île en conquérants laissant derrière eux Piggy qui ne croyait déjà plus au Paradis.
La porte s’ouvre sur un chariot grinçant.C’estt un être vivant qu’on achemine vers le lit voisin, vide jusque là.
Noé se raidit. Son abdomen lui fait mal, ses nerfs se nouent, sa gorge se contracte. Il s’abrite derrière son livre, y dissimule son visage, relit la même phrase plusieurs fois sans rien y comprendre. Longue, redoutable, l’éternité s’installe.
Jetant de petits coups d’œil à la dérobée, il aperçois le corps du nouveau , étendu, draps repoussés, vêtu d’un authentique pyjama. Un modèle bleu ciel, une veste, à demi –déboutonnée, un col de chemise. Il croit voir un pansement énorme d’un style épouvantable, gaze et crêpe, et quelques poils à proximité du nombril.
Tandis que son cœur bat la chamade, il réajusta son angle de vision bien droit, fixant des lignes de caractères définitivement incompréhensibles, et ne voyant que son propre vêtement de nuit en tissu-éponge bleu-marine, et les rayures horizontales écarlates, qui en barrent l’espace sur la poitrine.
Ce traitement ne lui était pas réservé : en vacances ils portent tous du tissu-éponge, bariolé le plus souvent, de nuit comme de jour. Par correspondance, Maman en commande à son aise via son catalogue. Même Zola doit s’y soumettre et ne semble pas, dans son aveugle adoration pour sa mère, saisir que cet accoutrement nuit à sa beauté.
-Comment t’appelle-tu ?
Noé sursaute, il avait cru remarquer que l’autre dormait. Mais c’est bien une voix de garçon, vive , avenante et bien timbrée, légèrement enrouée.
Pour parer à l’attaque, il se calfeutre derrière son livre ouvert, glissant sur la couche, de manière à s’allonger complètement, et ferme les yeux, laissant tomber doucement le volume sur son nez.
Cependant, la question est répétée plus fort, et Noé cesse ses manœuvres, contraint de se tourner vers l’autre, et de croiser un regard clair, de voir le teint pâle, des mèches humides en désordre, plaquées sur le front. Malgré son air épuisé, un sourire narquois ou simplement curieux se promène sur ses lèvres blanches.
« Marc, lui souffle Noé, car c’était là le nom qu’il se donne le plus souvent à des inconnus.
Noé suscite des plaisanteries bibliques alors que « Marc » parait détaché de toute Ecriture, et par la brusquerie de son unique syllabe et de la chute en « K », lui confére un semblant d’ autorité.
-Mac Intosh ?
-
Marc, redit Noé, éperdu.
-
Et moi, c’est Babylone !
Il émet de petits gloussements moqueurs, puis les contient et veut parler, mais, d’après le bruit, doit prendre la cuvette. Des raclements de gorge, s’augmentent, engageant tout son être dans une série de spasmes interminables.
Cette situation se prolonge de sorte que Noé s’interroge.
Doit-il appeler ? Le voisin va-t-il s’étouffer ? On le tiendra pour responsable !… Au contraire si le malaise de l’autre se révée bénin, voire simulé, on se gaussera de sa propension aux terreurs enfantines !
Le calme revient lentement, et Noé se permet un coup d’œil oblique pour entrevoir le garçon, maintenant allongé, s’enfouir dans une portion de drap. Noé n’éprouve aucune nausée lui-même, le voisin n’ayant rien tiré des ses entrailles qui sentît, et la cuvette promptement disparue. Il reprend son livre et s’en masque la figure, sans pouvoir dissimuler les rayures rouges sur son haut, rayures qui se dressent, immenses devant ses yeux, comme des barres de fer rougies.
A nouveau, le voisin indiscret s’adresse à lui, ne voulant pas le lâcher, en dépit de son mauvais état de santé, ou peut-être à cause de celui-ci. Quel film ? se dit Noé, son désarroi lui interdisant de faire la liaison entre son livre et une possible création cinématographique.
Ni de comprendre ce que dit maintenant son voisin à propos d’une « marque indélébile » que lui aurait octroyé le spectacle ou l’opération chirurgicale. Il doit le regarder à nouveau par politesse, ne peut le dévisager et laisse fuir son regard vers le pantalon du pyjama bleu ciel, retenu par un bouton et fendu comme pour un homme.
A tout hasard, il approuve, tandis que le garçon reprend la cuvette. Noé détourne pudiquement le regard.
Un moment plus tard, il semble avoir sombré dans un sommeil durable. Plus grand que lui, mais guère plus robuste, sans doute pas plus âgé, les traits fins, il cherche son souffle sans se réveiller, sue à petits filets minces qui coulent du front et des tempes. Bientôt , sa respiration se fait imperceptible. Noé le voudrait éveillé comme tout à l’heure, ce sommeil lui paraissant suspect. Il brûle de l’entendre encore, se jure qu’il lui dira tout.
Tout, c’est quoi ?
La porte s’ouvre encore livrant passage à un groupe d’adultes, les parents, le médecin… qui occupent le chevet du malade. Noé se couche résolument et ferme les yeux. Déçu de ne rien saisir de la conversation, il s’assoupit pour de bon.
Au réveil, il est seul à nouveau, mais dans le sens d’un isolement complet. Le lit voisin est fait, l’occupant a disparu, le ciel par la fenêtre vire au gris menaçant, un orage se prépare. A la première infirmière venue, il ose demander où est passé son compagnon de chambre. Elle répond qu’on l’a transporté dans un service spécialisé. Pour bénéficier de soins plus appropriés à son état, ajoute-t-elle, parce que Noé demande des précisions.
N..non. Elle lui explique que, plus tard , son ami sera plus à l’aise dans une chambre particulière pour se remettre, et qu’il lui appartiendra alors de demander à ses parents de le voir.
Noé cherche les avantages de cette disparition. Heureusement que les siens ne l’ont pas vu. Mère et grand-mère le lui auraient donné en exemple, ce voisin : « regarde comme il est malade, comme il est courageux, lui ! ».Noé se représente qu’il ést désormais exonéré d’un commerce langagier avec ce semblable, lequel n’a rien eu de prometteur. Ce grand gamin s’est moqué de lui, et s’il était resté, il aurait vu l’éprouvette, et rencontré Maman.
Tout cela n’avait rien d’attrayant…il le chercherait plus tard, l’apercevrait dans le couloir, satisfait qu’il existe encore, et que lui, Noé, soit exempté de lui parler.
Il connut une période mouvementée à essayer d’échapper à la furie des enfants mués en chasseurs et dirigés par Jack le chef de guerre, à se traîner dans les taillis, à s’y camoufler, à jalouser Ralph, qui parlait trop bien, qui avait trop d’allure, tout en essayant de se concilier ses bonnes grâces.
Enfin, devant lui se dressa le costume gris, le bon sourire, le béret enfoncé sur le crâne, les lunettes. Apère, debout au pied du lit, tenait à la main une valise qu’il déposa sur la chaise. Il est venu le chercher et affirme que tout le nécessaire pour s’habiller est à l’intérieur.
On a laissé l’éprouvette et son contenu à côté de la table de chevet. On ne voulait pas chagriner Maman qui avait l’air d’y tenir, il s’était fallu d’un cheveu qu’elle ne crût avoir accouché de la bestiole…
« Pourquoi cette éprouvette ? Les infirmières ne sont plus ce qu’elles étaient. Quelle négligence ! Heureusement que le formol ne risque pas de sentir. Le formol : un acide désinfectant et corrosif : on en trouve même dans les fourmis rouges. »
le grand-père avise avec satisfaction la pile de livre sur la table de chevet. Noé les lui montre avec un rien de complaisance : Le Monde du silence, les Merveilles de la nature, le Ciel et les étoiles, Le Corps humain, les Volcans.
Il approuve: tout cela est très instructif.
« Et ton camarade de chambre ? »
« Il vomissait tout le temps. »
Il avait arpenté le couloir sans distinguer sa longue silhouette ni le pyjama bleu ciel de Babylone.
Avait interrogé l’infirmière qui prétendait ne rien savoir et répétait son exaspérant « Vous êtes de la famille ? »
.
A présent Noé sent qu’il a subi une perte irréparable.
Il serre les dents et laisse tomber :
« On l’a transporté dans un Service Spécialisé ».
En aparté, Noé trouve élégante et hypocrite cette formule.
« Service Spécialisé : Oui, tu t’exprimes assez bien tout de même. Eh bien, je vais faire une petite promenade dans le couloir, pendant que tu t’habilles ».