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21 avril 2013 7 21 /04 /avril /2013 15:58

Ils sont disséminés sur la pelouse, alanguis dans leurs chaises longues, s’invectivant sans entrain à voix basse, assoupis, ankylosés, vaincus par le soleil qui «  comme la mort ne se peut regarder en face »

Noé a déjà fixé le soleil, et le fait encore, tandis qu’il s’éloigne vers la partie basse du jardin. Il aime à s’éblouir physiquement. N’en perd pas la vue et se demande quel est cet autre astre dont parle le moraliste.

Près du parterre de fleurs,  le sol est jonché de fruits mûrs ou talés qu’on écrase parfois sans y prendre garde. Il ramasse des reine-claude des mirabelles , des abricots, en consomme plusieurs, distingue les noyaux des fruits les plus savoureux,  un pour chaque espèce.

Il descend l’allée : sur sa droite, il touche les glaïeuls et giroflées, saisit une «  gueule de loup », ouvre la corolle, chasse l’insecte qui s’y affaire avec entrain et referme les deux parties. En approchant du cerisier, il considère devant lui au-delà de l’avant-dernière allée transversale , l’emplacement sur lequel on a fait installer une grande piscine consistant en trois gros boudins bleus gonflables, des  bouées longues de plusieurs mètres posées les unes sur les autres, avec un fond tout aussi bêtement bleu. Le bassin offre un spectacle affligeant, déparant le paysage déjà banal. Son petite soeur  barbote  dans ce petit bain en compagnie d’un voilier en bois auquel elle prête sa voix pour y adjoindre un moteur imaginaire.

 

Entre la porte menant à la cave et le mur, s’étend un espace inutilisé : terre tassée, cailloux et pierres, débris de terre cuite et de pots ébréchés, et même une petite marmite rouillée. Le désert. Avec des outils glanés dans la remise obscure,  une pelle à charbon et un tisonnier, Noé entreprend de creuser la terre  dure et sèche d’autant plus qu’ici on ne la travaille pas. Il l’humidifie avec le contenu d’un arrosoir rempli au bassin de caoutchouc. A une profondeur qu’il estime de cinquante centimètres, il dépose  les trois noyaux, sort de la poche de son short une petite feuille de carnet arrachée où des mots sont soigneusement écrits avec des majuscules gothiques. A voix mi-haute, il lit d’un ton égal , n’osant respecter la ponctuation.

L’homme né de la femme !

Sa vie est courte, sans cesse agitée/. Il naît, il est coupé, comme une fleur /; il fuit et disparaît comme une ombre. …Un arbre a de l’espérance /: quand on le coupe , il repousse/, il produit encore des rejetons /; quand sa racine a vieilli dans la terre/, quand son tronc meurt dans la poussière/, il reverdit à l’approche de l’eau. / Il pousse des branches comme une jeune plante,/ Mais l’homme meurt et il perd sa force/l’homme expire et où est-il ?Les eaux des lacs s’évanouissent / Les fleuves tarissent et se dessèchent/ Ainsi l’homme se couche et ne se relèvera plus / Il ne se réveillera pas tant que les cieux subsisteront/ Il ne sortira pas de son sommeil.

Oh ! si tu voulais me cacher dans le séjour des morts…

 

Noé roule le papier en boule avec les noyaux et murmure : «  C’est tout ce que je puis faire pour toi, Babylone ».

En repoussant la terre dans le trou pour la boucher, il songe qu’il ne pourra  rien faire pour singulariser le lieu.

Ce sera bien assez si le grand-père ne s’étonne pas d’une grande humidité, insolite dans cette partie du jardin. Il demandera d’un air colère si l’on ne s’est pas oublié là, par hasard ?

 

 

 

 

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20 avril 2013 6 20 /04 /avril /2013 15:58

«  Tu vois, dit-elle, qu’il n’est pas bien gros. »

 

Les deux mains courtes et nerveuses désignent un long tube en verre maintenu droit par un dispositif. Derrière Maman, une infirmière et d’autres représentants de l’équipe médicale en uniforme blanc observent son geste avec une inquiétude souriante et gênée.

Elle se saisit du cylindre et l’éleve solennellement, vers la lumière.

A l’intérieur, tout au fond, dort un petit serpent recroquevillé sur lui-même, l’épiderme pourvu semble-t’il de minuscules écailles…Non ce n’est pas un serpent, mais un escargot visqueux tout honteux d’avoir perdu sa coquille, tassé au fond du récipient empli de liquide, bout de chair sillonné de ridules.

«  Il est vraiment petit, insiste Maman comme si elle voulait sanctionner un fait particulier.. Que t’es bête ! ajoute-t-elle , il ne faut pas avoir honte ! »

En effet, Noé a disparu sous la couverture, attendant qu’elle cesse de s’émerveiller.

On ne s’endort pas sur commande , et il l’entend encore faire des comparaisons : «  Celui de Zola l’an dernier était quatre fois plus gros. S’adressant aux blouses blanches, elle précise que Zola est sa fille . Ses mots se détachent d’elle, parcourent la pièce, s’infiltrent sous les draps, entrent par les pores de la peau.

 

«  L’an dernier ! Vous rendez-vous compte ?

Nul ne répond

«  Je sais bien, dit-elle, je comprends , mais voyez-vous, je suis infirmière aussi , j’ai mon diplôme d’état.

-Où travaillez-vous ? » s’enquit une jeune blouse blanche.

Maman secoue la tête et chassa de la main la parole entendue comme s’il s’agissait d’une mouche.

Maman est diplômée, mais, sans activité depuis Noé, elle préfére utiliser ses compétences au bénéfice des membres de la famille. Elle a un gros cahier où elle note, quotidiennement, les symptômes de chacun, les variations du teint, de l’appétit de l’allure , du comportement… les médicaments qu’elle, administre, des remèdes homéopathiques ( Vous voilà rassuré ?), et les effets qu’elle suppose avoir obtenus.

Les autres infirmières font des signes de tête et prononcent des mots vagument approbateurs à propos de ce journal de bord.

Elle s’éloigne, et Noé scrute à nouveau le tube replacé sur la table au pied du lit. Et si c’était un de ces animaux préhistoriques, les plus anciens crustacés, nos ancêtres les trilobites ? Ils ont de vrais yeux. Mais rien de ce qu’on voit dans le tube ne rappelle une forme identifiable. La bête ne bouge pas, immobile dans son liquide incolore.

Morte ?

Un lézard à qui l’on aurait coupé la queue?

Une ancienne lanterne chue à l’état de vessie ?

 

 

Tout à l’heure les blouses blanches étaient vertes , il lui avaient dit de compter jusqu’à dix. Il était arrivé à douze. Ils ont extrait le mollusque pendant son absence., en découpant très exactement là où un trait oblique avait été recouvert par un petit pansement.

Il existe des patients qui, parlant de ce qui leur a été retiré, le contemplent avec fierté, en font la description. Un marin amputé d’un de ces bras l’avait conservé dans un aquarium rempli de formol et enterré avec une cérémonie religieuse. Mais ce genre de petite chose là ce bout d’entrailles aux fonctions mal définies, qu’il se ratatine dans son récipient, qu’il disparaisse ! Que Noé puisse reprendre sa lecture interrompue.

Enfin seul , il jette un coup d’œil sur la pile de livres que, prévoyante, sa mère a laissée sur la table de chevet, à côté de l’éprouvette. Il les prend l’un après l’autre, les feuillette,  choisit le roman commencé deux jours plus tôt, cherchant la page où trois jeunes garçons partaient visiter l’île en conquérants laissant derrière eux Piggy qui ne croyait déjà plus au Paradis.

La porte s’ouvre sur un chariot  grinçant.C’estt un être vivant qu’on achemine vers le lit voisin, vide jusque là.

Noé se raidit. Son abdomen lui fait mal, ses nerfs se nouent, sa gorge se contracte. Il s’abrite derrière son livre, y dissimule son visage, relit la même phrase plusieurs fois sans rien y comprendre. Longue, redoutable, l’éternité s’installe.

Jetant de petits coups d’œil à la dérobée, il aperçois le corps du nouveau , étendu, draps repoussés, vêtu d’un authentique pyjama. Un modèle bleu ciel, une veste, à demi –déboutonnée, un col de chemise. Il croit voir un pansement énorme d’un style épouvantable, gaze et crêpe, et quelques poils à proximité du nombril.

Tandis que son cœur bat la chamade, il réajusta son angle de vision bien droit, fixant des lignes de caractères définitivement incompréhensibles, et ne voyant que son propre vêtement de nuit en tissu-éponge bleu-marine, et les rayures horizontales écarlates, qui en barrent l’espace sur la poitrine.

Ce traitement ne lui était pas réservé : en vacances ils portent tous du tissu-éponge, bariolé le plus souvent, de nuit comme de jour. Par correspondance, Maman en commande à son aise via son catalogue. Même Zola doit s’y soumettre et ne semble pas, dans son aveugle adoration pour sa mère, saisir que cet accoutrement nuit à sa beauté.

-Comment t’appelle-tu ?

Noé sursaute, il avait cru remarquer que l’autre dormait. Mais c’est bien une voix de garçon, vive , avenante et bien timbrée, légèrement enrouée.

Pour parer à l’attaque, il se calfeutre derrière son livre ouvert, glissant sur la couche, de manière à s’allonger complètement, et ferme les yeux, laissant tomber doucement le volume sur son nez.

Cependant, la question est répétée plus fort, et Noé cesse ses manœuvres, contraint de se tourner vers l’autre, et de croiser un regard clair, de voir le teint pâle, des mèches humides en désordre, plaquées sur le front. Malgré son air épuisé, un sourire narquois ou simplement curieux se promène sur ses lèvres blanches.

« Marc, lui souffle  Noé, car c’était là le nom qu’il se donne le plus souvent à des inconnus.

Noé suscite des plaisanteries bibliques alors que « Marc » parait détaché de toute Ecriture, et par la brusquerie de son unique syllabe et de la chute en « K », lui confére un semblant d’ autorité.

-Mac Intosh ?

  • Marc, redit Noé, éperdu.

  • Et moi, c’est Babylone !

Il émet de petits gloussements moqueurs, puis les contient et veut parler, mais, d’après le bruit, doit prendre la cuvette. Des raclements de gorge, s’augmentent, engageant tout son être dans une série de spasmes interminables.

Cette situation se prolonge de sorte que Noé s’interroge.

Doit-il appeler ? Le voisin va-t-il s’étouffer ? On le tiendra pour responsable !… Au contraire si le malaise de l’autre se révée bénin, voire simulé, on se gaussera de sa propension aux terreurs enfantines ! 

Le calme revient lentement, et Noé se permet un coup d’œil oblique pour entrevoir le garçon, maintenant allongé, s’enfouir dans une portion de drap. Noé n’éprouve aucune nausée lui-même, le voisin n’ayant rien tiré des ses entrailles qui sentît, et la cuvette promptement disparue. Il reprend son livre et s’en masque la figure, sans pouvoir dissimuler les rayures rouges sur son haut, rayures qui se dressent, immenses devant ses yeux, comme des barres de fer rougies.

 

  • J’ai vu le film!

A nouveau, le voisin indiscret s’adresse à lui, ne voulant pas le lâcher, en dépit de son mauvais état de santé, ou peut-être à cause de celui-ci.  Quel film ? se dit Noé, son désarroi lui interdisant de faire la liaison entre son livre et une possible création cinématographique.

 

Ni de comprendre ce que dit maintenant son voisin à propos d’une « marque indélébile » que lui aurait octroyé le spectacle ou l’opération chirurgicale. Il doit le regarder à nouveau par politesse, ne peut le dévisager et laisse fuir son regard vers le pantalon du pyjama bleu ciel, retenu par un bouton et fendu comme pour un homme.

 

A tout hasard, il approuve, tandis que le garçon reprend la cuvette. Noé détourne pudiquement le regard.

 

Un moment plus tard, il semble avoir sombré dans un sommeil durable. Plus grand que lui, mais guère plus robuste, sans doute pas plus âgé, les traits fins, il cherche son souffle sans se réveiller, sue à petits filets minces qui coulent du front et des tempes. Bientôt , sa respiration se fait imperceptible. Noé le voudrait éveillé comme tout à l’heure, ce sommeil lui paraissant suspect. Il brûle de l’entendre encore, se jure qu’il lui dira tout.

Tout, c’est quoi ?

La porte s’ouvre encore livrant passage à un groupe d’adultes, les parents, le médecin… qui occupent le chevet du malade. Noé se couche résolument et ferme les yeux. Déçu de ne rien saisir de la conversation, il s’assoupit pour de bon.

 

Au réveil, il est seul à nouveau, mais dans le sens d’un isolement complet. Le lit voisin est fait, l’occupant a disparu, le ciel par la fenêtre vire au gris menaçant, un orage se prépare. A la première infirmière venue, il ose demander où est passé son compagnon de chambre. Elle répond qu’on l’a transporté dans un service spécialisé. Pour bénéficier de soins plus appropriés à son état, ajoute-t-elle, parce que Noé demande des précisions.

  • Etes-vous de la famille ?

N..non. Elle lui explique que, plus tard , son ami sera plus à l’aise dans une chambre particulière pour se remettre, et qu’il lui appartiendra alors de demander à ses parents de le voir.

 

Noé cherche les avantages de cette disparition. Heureusement que les siens ne l’ont pas vu. Mère et grand-mère le lui auraient donné en exemple, ce voisin : «  regarde comme il est malade, comme il est courageux, lui ! ».Noé se représente qu’il ést désormais exonéré d’un commerce langagier avec ce semblable, lequel n’a rien eu de prometteur. Ce grand gamin s’est moqué de lui, et s’il était resté, il aurait vu l’éprouvette, et rencontré Maman.

Tout cela n’avait rien d’attrayant…il le chercherait plus tard, l’apercevrait dans le couloir, satisfait qu’il existe encore, et que lui, Noé, soit exempté de lui parler.

 

Il connut une période mouvementée à essayer d’échapper à la furie des enfants mués en chasseurs et dirigés par Jack le chef de guerre, à se traîner dans les taillis, à s’y camoufler, à jalouser Ralph, qui parlait trop bien, qui avait trop d’allure, tout en essayant de se concilier ses bonnes grâces.

 

 

Enfin, devant lui se dressa le costume gris, le bon sourire, le béret enfoncé sur le crâne, les lunettes. Apère, debout au pied du lit, tenait à la main une valise qu’il déposa sur la chaise. Il est venu le chercher et affirme que tout le nécessaire pour s’habiller est à l’intérieur.

On a laissé l’éprouvette et son contenu à côté de la table de chevet. On ne voulait pas chagriner Maman qui avait l’air d’y tenir, il s’était fallu d’un cheveu qu’elle ne crût avoir accouché de la bestiole…

  « Pourquoi cette éprouvette ? Les infirmières ne sont plus ce qu’elles étaient. Quelle négligence ! Heureusement que le formol ne risque pas de sentir. Le formol : un acide désinfectant et corrosif : on en trouve même dans les fourmis rouges. »

  le grand-père avise avec satisfaction la pile de livre sur la table de chevet. Noé les lui montre avec un rien de complaisance : Le Monde du silence, les Merveilles de la nature, le Ciel et les étoiles, Le Corps humain, les Volcans.

Il approuve: tout cela est très instructif.

 

«  Et ton camarade de chambre ? »

« Il vomissait tout le temps. »

Il avait arpenté le couloir sans distinguer sa longue silhouette ni le pyjama bleu ciel de Babylone.

Avait interrogé l’infirmière qui prétendait ne rien savoir et répétait son exaspérant «  Vous êtes de la famille ? »

.

A présent Noé sent qu’il a subi une perte irréparable.

Il serre les dents et laisse tomber :

« On l’a  transporté dans un Service Spécialisé ».

En aparté, Noé trouve élégante et hypocrite cette formule.

« Service Spécialisé : Oui, tu t’exprimes assez bien tout de même. Eh bien, je vais faire une petite promenade dans le couloir, pendant que tu t’habilles ».

 

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19 octobre 2008 7 19 /10 /octobre /2008 23:50

Arrivés à destination, Noé  retrouve  Zola  qui a sonné  plusieurs fois sans succès. Il n'a pas de clef, Noé, il n'est pas raisonnable, c'est le genre de gamin qui se noie dans un verre d'eau. Zola  est plus jeune, n'empêche elle devrait en avoir une aussi.

Assis sur deux marches, les fesses engourdies,  englué dans l'attente, croupissant d'ennui, Noé priait les voisins de ne pas survenir maintenant  et toiser le grand garçon contraint à une station humiliante devant la porte.

Etrangement, le palier acquiert une sorte de dimension supplémentaire, exhibe avec une acuité spéciale son tapis un peu usagé, ses volées de marches, les portes closes, la rampe de l'escalier, frottée à l'huile de lin, qui brille doucement.


Noé émerge du cauchemar, lorsque sa sœur lui donne la moitié de sa bouteille de coca à finir. On ne sait comment elle a obtenu cette boisson, interdite à la maison.

Le crépuscule s'immisce, Maman ne rentrera pas,  écrasée par une voiture, à force de traverser au rouge comme si c'était vert.  On lui ferme les yeux à la morgue. Elle laisse deux orphelins qui prendront place devant une assiette de soupe tous les soirs à l'hospice au milieu d'une horde affamée et dormiront sur une paillasse ...


A travers la porte, la pendule égrène six coups. La plaque en métal doré  luit discrètement sur la porte  " M. et Mme K"  les grands-parents, locataires officiels,  retirés à la campagne,  pour céder la  place à Maman. Puis à maman agrandie ; jusqu'à avoir une tribu.   " Toi et ta tribu" dit le grand-père.

Une bombe a eu raison du Prisunic où, interminablement, elle fait ses achats, laissant  des usagers  un morceau de charbon informe méconnaissable pour le tombeau de la ménagère inconnue.

Pourquoi pas un incendie classique? On ramène ce qui reste d'elle : des bris de voix, matière spéciale invisible qui ne s'enterre pas. Elle a laissé deux orphelins, l'une habitera chez les grands-parents, et Noé (l'Aîné) ira dans un internat, se mesurer avec les autres garçons...


La journée s'achève, maman ne reviendra pas du magasin : on n'embrassera plus sa joue toute froide (Ne m'embrasse pas, je suis pressée) elle n'exhibera plus son panier débordant de nourriture de bouche (c'est pour vous que j'ai fait la queue !) Tombée dans un trou noir, elle s'est désintégrée à la minute même, absorbée par l'intense  condensation d'énergie.


  A moins qu'elle ne soit elle-même un trou noir, une étoile effondrée. 

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18 octobre 2008 6 18 /10 /octobre /2008 23:47

A 16h30, Noé et Caroline reprennent le chemin de la maison.

 A l'école, ils ne se disent pas grand-chose et ne se recherchent pas. Quand un rapprochement impromptu fait se croiser leurs regards, ils s'adressent de petits sourires gênés et parfois, on jurerait qu'ils ne se connaissent pas. On les dit très timides.

Passée la lourde porte cochère dans l'entrée, ils se dirigent vers la cage d'escalier, tournant le dos à celle de l'ascenseur.

Pourtant cet appareil n'est  pas toujours en panne. La pancarte indiquant son dysfonctionnement n'apparait qu'une fois par mois tout au plus et on l'enlève moins d'une semaine plus tard.

Zola avale les quatre étages au pas de course.

Il arrive qu'un voisin ou la concierge fasse à l'enfant un commentaire surpris. N'habites-tu pas au quatrième? Pourquoi montes-tu à pieds ?


  Ce jour-là, il n'y a nul panneau et l'on risque d'entendre  le bruit lancinant, le grincement fatigué et lugubre de l'appareil en marche.

Combien de fois Noé n'a-t-il pas rêvé, pendant son sommeil, que les gros câbles qui le retiennent sont sectionnés, ou ont cédé. Il tombe. Au septième, là où se termine la course de l'engin, il a vu, lors d'une échappée, les trous dans le plafond de la cage, et les gros tuyaux noirs qui en sortent.

 Pour Noé l'ascenseur est comme le seau que la poulie fait monter et descendre du puits. Cependant, en tant que citadin, il ne tombe pas dans un puits, mais dans la cage d'escalier prisonnier de cette cabane. Penser que l'ascenseur cette grande cage en bois, solide, puisse n'être retenue que par de simples fils, même épais, se laisser monter et descendre en glissant dessus, et ne pas tomber! Ce n'est pas très sérieux.


Maman, elle, ne craint pas d'utiliser l'ascenseur, mais n'aime pas entendre, même de l'appartement, ce bruit languissant et monotone comme un gémissement grondeur qui vient du fond des âges. Dès qu'elle entend le bruit, elle s'énerve. Il va s'arrêter à Notre Etage, ça y est !.

" Non » corrige-t-elle au bout d'un moment, on dirait qu'il repart." Elle déverrouille la porte palière examine le décor. On aperçoit  le tapis, la volée de marches qui descend, celle qui monte. L'ascenseur  évolue pesamment avec des craquements et continue vers le plafond du sixième ciel.

Maman se retire, bousculant Noé juste derrière elle: "Qu'est-ce que tu viens faire dans mes pattes? » 

 L'ascenseur  redescendra-t-il ?

Elle roule des épaules penche  son corps lourd et sombre, tel un fruit avancé vers L'œilleton encastré dans la porte auquel elle ajuste sa vigilante prunelle. Le judas compte parmi les objets essentiels de la maison. Elle y observe un monde connu d'elle seule, qui, très vite, la met en transe.

"Tiens.

-Tiens, mais...

-Tiens, mais c'est bizarre, tout de même"

Noé reste dans les parages, probablement fasciné lui aussi.

" C'est effarant, impensable, c'est... drôle. Je veux en avoir le cœur net". Bondissant, comme pour surprendre l'étrange spectacle, elle ouvre d'un coup sec.  Porte et bouche béant  à l'unisson.

 Cependant  la scène reste  déserte. Les marches qui invitent à monter au cinquième, ne font rien d'autre que d'appeler des pieds absents. Les fantômes convoqués demeurent hors de portée. Tout juste si l'on sent le passage discret d'un courant d'air frais.

" C'est extrêmement curieux" dit-elle.

      Noé a cru longtemps qu'elle attendait un visiteur indésirable qui viendrait les arrêter, réclamer un bien qu'elle ne voulait pas céder, s'en prendre à la vie des locataires, les mettre à la rue ?  

Il arrive que l'ascenseur s'arrête réellement au quatrième. Elle  se tient sur le seuil avec crainte et curiosité, sentiments partagés par Noé. Le voisin ou la voisine, parfois les deux, la voisine avec un grand fichu beige à fleurs rouges, un peu de couleur dans un ensemble clair mais neutre, deux manteaux marrons, des lunettes pour l'homme. Ils font à Maman des signes de têtes polis mais un peu sévères, intrigués. Ils nous en veulent de les surveiller : Noé recule aussitôt derrière Maman. Parfois, on échange des bonjours un peu empruntés. Maman ne peut s'empêcher de les regarder d'un air soupçonneux. Son attitude, suggère qu'ils ne sont pas les vrais locataires de l'appartement d'en face. Ils ont peut-être des intentions déjouées  par l'apparition brusque de Maman sur le pas de la porte.


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17 octobre 2008 5 17 /10 /octobre /2008 23:11

Lorsqu'ils s'approchent des gros marronniers aux énormes racines agressives, une vieille dame  vêtue d'une longue robe rose à dentelle leur lance des imprécations tout en rajustant un châle blanc très sale sur ses épaules voûtées où pendent de longues mèches mal retenues par des rubans défraîchis. Elle profère des menaces grommellements, jurons. D'un grand panier à roulettes, sortent d'autres pièces de linge, d'autres dentelles fanées, flétries, peut-être rongées par les rats.

 "C'est la Folle de Chaillot, » murmure Zola, épouvantée

La Folle de Chaillot : son nom s'inscrit en toutes lettres sur l'encart publicitaire collé sur le kiosque non loin d'elle. Une personne célèbre, forcée d'habiter dans la rue, et qui campe en face de son nom sans y prêter la moindre attention !

Zola ne comprend pas. Noé lui explique que ce nom affiché en divers endroits et en très gros caractères signifie qu'elle est recherchée par la police, ce qu'elle ignore ; elle ne connait pas davantage  le nom par lequel on la désigne puisqu'elle ne sait pas qu'elle est folle. Zola s'enfuit tandis que  Noé rit aux éclats. Il rattrape sa sœur près de la Porte d'Asnières, devant la vitrine de la grande pharmacie, une des préférées de Maman.

 

De l'autre côté du boulevard, sont dressés les tréteaux, les tables en bois, où les commerçants proposent leurs marchandises, mercredi et samedi.

 Ils crient fort, et Maman les surpasse, leur vociférant qu'ils devraient se taire, que leurs poissons, leurs légumes sont empoisonnés. Elle en achète tout de même.


 Zola indique du menton le panier à roulettes. 

La Folle de Chaillot reçoit !

Une collègue grande, vêtue de tulle noire et nu-tête la regarde s'enduire le visage de pâte et de poudre, et  se peindre les lèvres d'un rose luisant. Elles se mettent en quête d'accessoires dans le panier, des rubans pour améliorer la mise et un flacon pour humecter correctement leur gosier.

" Son amie s'appelle la Thalidomide, annonce Noé, et il épèle le mot pour Zola.

"Comment sais-tu que c'est son nom?"

Noé l'a lu dans Paris-Match, le magazine auquel on est abonné. Un titre : " Les Ravages de la Thalidomide" l'a saisi : Des corps d'enfants mutilés. Le drame avait lieu à l'hôpital. La Thalidomide, probablement une infirmière, baissant la tête, moins fière qu'aujourd'hui, pleurant ses forfaits.

Noé ne croit pas qu'elle puisse être réellement descendue dans la rue auprès de l'autre, il n'est  même pas sûr que ce soit une femme. Seulement le nom lui convient et il peut être utile de baptiser les gens si personne ne vous dit rien de pertinent à leur sujet. 

. " Tiens v 'là des mômes. On en fait encore?

-C'est la vie, dit la vieille en dentelle

-Tu veux dire que c'est la mort.

-Filez les gosses. Nous zieutez pas comme ça."



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16 octobre 2008 4 16 /10 /octobre /2008 23:09

  Zola sort de la poche de son manteau un chaton en guimauve enrobé de chocolat, le porte à ses lèvres. S'approchant, Noé tire avec sa langue et ses dents sur la sucrerie à moitié rentrée dans sa bouche à elle. Elle avale le tout, il  s'aventure, fait jouer sa langue.

Tout-à-coup Zola fait demi-tour, pointe l'index, vers le mur d'angle qui mène à une rue adjacente au boulevard.


- OAS ? Qu'est ce que c'est ?


 -Je te l'ai déjà dit..." Il hausse les épaules, incertain (Où Asphyxient les Sortilèges? n'est  pas ce que Zola veut entendre.) Il développe un autre sigle : "L'organisation des Assassins": Quand ils ont capturé un piéton, ils le torturent  et le tuent. »


La substance utilisée pour écrire les trois lettres s'étale en noirceur  dégoulinante mais sèche au toucher. L'inscription n'est pas neuve, on peut la lire sur d'autres pans de mur. Est-ce que la bande de malfaiteurs les attend quelque-part?


Noé lui dit que dans la Seine, de nombreux  cadavres flottent, phrase qu'il a dû lire dans un  Paris-Match ou entendre à la radio.

Zola a déjà vu la Seine, et elle sait que ce fleuve traverse Paris. Mais ça lui parait  encore bien loin...

 « Qu'est-ce que la torture?

" On te fait atrocement mal jusqu'à ce que tu parles. L'eau, la roue, l'écartèlement, l'électricité,  et le gril

" Si je parle... de quoi?

-On te somme de dire la vérité, sinon tu meurs dans de terribles souffrances.

- La vérité sur quoi?

-N'importe : tu dois parler en disant : voici la vérité. On te répond que tu mens. On continue de te torturer. Tu insistes : c'est la vérité que je dis. Et eux de te faire mal encore et encore... Alors, ouais... je vous ai menti ;  tu change de vérité. Peu leur chaut. Et on continue! S'ils sont sympathiques, ils t'autorisent à te tuer, mais d'ordinaire  ça dure jusqu'à ce que tu meures".


 Zola se met à pleurer, annonce qu'elle se plaindra à Maman.

 Elle s'arrête devant une vitrine, pour  admirer les microsillons, exprime son plaisir à la vue du  beau chien-loup à côté d'un haut-parleur qu'elle  croit en or... Très vite, ils se sauvent ayant aperçu deux gendarmes avec des bâtons.

 "Pourquoi nous?" demanda Zola.  

Nulle réponse. Noé ne sait pas qui en veut, à qui, ni pourquoi.

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11 octobre 2008 6 11 /10 /octobre /2008 09:07

Afin de les surveiller,  elle  se poste  là-haut derrière les vitres. 

Anxieux et raide  comme un débutant, l'œsophage noué, il tient serrée la main de Zola, ses doigts enlacés dans les siens.

 Ils doivent traverser le boulevard, obliquer à gauche, et franchir encore une grande artère pour gagner l'école. Une école de rien du tout. Pas l'Ecole Alsacienne, pas l'Ecole Boulle, ni l'Ecole Choc, mais la Daube, certainement.

Il subit sa déchéance et  vit en marge. Zola et lui sont des passagers clandestins de la vie, ils voyagent dans la soute à bagage, dans la salle des machines, se déplacent dans les endroits cachés et les recoins, parcourent, invisibles, les lieux publics.

 

  Rouge ? Maman dit tu te méfies de l'apparente sécurité du rouge, lorsque les feux changent du vert au rouge, la plupart des voitures continuent sur leurs lancées, pour s'engouffrer sous le tunnel, insouciantes d'un vulgaire signal et de  deux enfants. Même lorsqu'elles s'arrêtent, le risque demeure. Certaines déboulent d'en face. Il reste également une enfilade, une sorte de couloir extrêmement pervers par où un petit Berlingot, une moto, un cycle quelconque peut se glisser qui  nous percutent aussi bien que les véhicules de bonnes dimensions. Sur le bord, caressant nerveusement la menotte de Zola, Noé se figure Maman veillant à sa fenêtre là-bas et il hésite à gagner l'autre rive.

 Maman craint de vous voir en bouillie, évoque souvent les corps endommagés, disloqués, sanglant, les hurlements, de sirènes, la disparition de personnes qui, une fois mortes, manqueraient, qui une fois handicapées, manqueraient aussi tout en étant de trop.

 

 Vert ? Aucun véhicule en vue, mais le libre accès aux piétons ne permet pas une traversée sans risque ; la chaussée est vide, le bolide ne va pas tarder à se ruer sur les malheureux.  Sans parler de ces autos qui confondent les feux, ralentissent au vert, et accélèrent à l'orange, devenu bientôt rouge.


 Orange ? Le pire ! Aucun conducteur ne réagit de la même façon à la vue de la couleur intermédiaire, ambiguë, traîtresse,  ni chair ni poisson. Pas question de se lancer dans un trajet périlleux.  Un chauffeur bien intentionné  ralentit à l'orange, mais la moindre saute d'humeur le fait accélérer brutalement et broyer tous les corps à sa portée.


Et de nouveau le rouge est mis: Une seule rangée de voitures s'est immobilisée. Il reste beaucoup de place pour le chauffard qui va contourner cette rangée. Et les fous qui se trompent de sens! Et les chiens, les lièvres, les tortues qui peuvent apparaître sur la chaussée, jamais dans les clous, plongeant promeneurs et conducteurs dans la perplexité et abolissant leurs réflexes.

" Qu'est-ce qu'on fait là ? Nous seront en retard par ta faute.


.-Mais oui, on y va. » Il ne faut pas se mettre à courir, il faut partir à point. Mais ne rêvons pas : Aucun moment n'est propice à la traversée, surtout pas le rouge. Feu rouge n'est pas Mer Rouge, et nous ne sommes pas les Hébreux.

 Zola  menace  elle le dira, alors, il l'entraîne, traverse à toute vitesse, sans savoir de quels feux il brûle.

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