Lorsqu'ils s'approchent des gros marronniers aux énormes racines agressives, une vieille dame vêtue d'une longue robe rose à dentelle leur lance des imprécations tout en rajustant un châle blanc très sale sur ses épaules voûtées où pendent de longues mèches mal retenues par des rubans défraîchis. Elle profère des menaces grommellements, jurons. D'un grand panier à roulettes, sortent d'autres pièces de linge, d'autres dentelles fanées, flétries, peut-être rongées par les rats.
"C'est la Folle de Chaillot, » murmure Zola, épouvantée
La Folle de Chaillot : son nom s'inscrit en toutes lettres sur l'encart publicitaire collé sur le kiosque non loin d'elle. Une personne célèbre, forcée d'habiter dans la rue, et qui campe en face de son nom sans y prêter la moindre attention !
Zola ne comprend pas. Noé lui explique que ce nom affiché en divers endroits et en très gros caractères signifie qu'elle est recherchée par la police, ce qu'elle ignore ; elle ne connait pas davantage le nom par lequel on la désigne puisqu'elle ne sait pas qu'elle est folle. Zola s'enfuit tandis que Noé rit aux éclats. Il rattrape sa sœur près de la Porte d'Asnières, devant la vitrine de la grande pharmacie, une des préférées de Maman.
De l'autre côté du boulevard, sont dressés les tréteaux, les tables en bois, où les commerçants proposent leurs marchandises, mercredi et samedi.
Ils crient fort, et Maman les surpasse, leur vociférant qu'ils devraient se taire, que leurs poissons, leurs légumes sont empoisonnés. Elle en achète tout de même.
Zola indique du menton le panier à roulettes.
La Folle de Chaillot reçoit !
Une collègue grande, vêtue de tulle noire et nu-tête la regarde s'enduire le visage de pâte et de poudre, et se peindre les lèvres d'un rose luisant. Elles se mettent en quête d'accessoires dans le panier, des rubans pour améliorer la mise et un flacon pour humecter correctement leur gosier.
" Son amie s'appelle la Thalidomide, annonce Noé, et il épèle le mot pour Zola.
"Comment sais-tu que c'est son nom?"
Noé l'a lu dans Paris-Match, le magazine auquel on est abonné. Un titre : " Les Ravages de la Thalidomide" l'a saisi : Des corps d'enfants mutilés. Le drame avait lieu à l'hôpital. La Thalidomide, probablement une infirmière, baissant la tête, moins fière qu'aujourd'hui, pleurant ses forfaits.
Noé ne croit pas qu'elle puisse être réellement descendue dans la rue auprès de l'autre, il n'est même pas sûr que ce soit une femme. Seulement le nom lui convient et il peut être utile de baptiser les gens si personne ne vous dit rien de pertinent à leur sujet.
. " Tiens v 'là des mômes. On en fait encore?
-C'est la vie, dit la vieille en dentelle
-Tu veux dire que c'est la mort.
-Filez les gosses. Nous zieutez pas comme ça."